Benoît Artige | Figures libres, Maurice Ravel
Le sable est brûlant, le temps à l’orage, une vapeur poisseuse vient de l’océan ; les gamins, arrivés en nombre, s’échauffent rapidement dans de dispendieuses rixes aquatiques qui font fuir les nageurs : il y aurait urgence à déserter. Mais Ravel ne bouge pas, il est assis au milieu de la plage, il songe : “ça y est, nous y sommes.” Il pense à la guerre, à cette guerre clinquante dont la réalité semble avoir été cousue à la hâte au revers de toute chose. Chacun sur cette plage a désormais en tête l’idée de la guerre, la propre idée qu’il s’en fait, ces enfants qui jouent, les baigneurs, peut-être même l’océan en a-t-il une lui aussi, mais que rien ne laisse deviner, ni la régularité des vagues, ni la couleur de l’eau bien qu’anormalement grise, ni les multiples éclats de soleil à sa surface. Ravel vient de passer près d’un mois à achever un trio pour violon, violoncelle et piano - c’est la première fois depuis longtemps qu’il se permet de sortir et de faire le promeneur en villégiature - et il a voulu provisoirement tenir à distance cette idée de la guerre ; pourtant, elle ne l’a pas quitté, c’est elle qui l’a incité à se hâter pour mettre la dernière main à sa partition. Ce n’est pas qu’il a peur de mourir - d’ailleurs, il veut partir au front, se battre -, il a seulement eu peur de ne pas finir son oeuvre en cours : cela aurait été comme un saut du haut d’un plongeoir stoppé en plein élan. Désormais que son trio est achevé, il n’a plus peur, il peut laisser cette réalité de la guerre l’envelopper complètement, il peut vivre avec comme il vivrait en habit de deuil sans savoir quand s’en défaire. Avec cette chaleur, il n’a aucune envie de fumer, mais il allume une cigarette : pour le moment, malgré cette réalité nouvelle de la guerre en lui, sa cigarette a le même goût que d’habitude, le soleil cogne sur son crâne, le rire des enfants continue d’être pour lui d’une fraîcheur douce-amère. Il le sait : la guerre se fera jour après jour plus précise dans son corps, se déployant avec douleur dans son ventre, lui enlevant tout goût pour les plaisirs et surtout pour la musique. Mais pour l’heure, ce qu’il contemple sur cette plage, devant ce paysage, avec la joie désespérée des dernières fois – et, pour cela, une autre cigarette est nécessaire –, c’est l’inaltérable beauté des choses.