Benoît Artige | Figures libres, Pierre Michon

Sa silhouette qu’elle avait découverte dans le journal lui avait aussitôt fait penser à celle de son grand-père, le toscan, celui qui changeait d’humeur en fonction de la météo, chantait des chansons à tue-tête en maltraitant l’accordéon dont il se croyait maître, et lançait à toutes les femmes des œillades roublardes et rieuses. Puis, parfois – les jours de pluie surtout – devenait un pantin désarticulé, silence total, visage fermé, corps à l’abandon, désespoir cadenassé au plus profond de lui-même. Peu de temps après, elle avait reconnu son nom sur un mince volume jaune vendu au hasard d’un vagabondage ennuyé parmi les rayonnages d’un Relay H. Elle avait acheté et lu le livre, sur la seule foi du nom de celui qui ressemblait à son nonno. Elle n’y avait pas tant retrouvé l’Italie de son enfance que l’humeur changeante, les fous capables de chanter à tue-tête, et les œillades roublardes et rieuses. Elle avait surtout aimé les histoires racontées par ce Pierre, Pierrot, Piero, comme le della Francesca toscan ou celui de la lune, un prénom de magicien, d’apôtre ou de chenapan. De Michon, elle n’avait rien à dire ni faire : personne ne lui avait enseigné ce que sont les Grands Ecrivains et de quelle manière on se doit de les vénérer. Personne ne lui avait enseigné non plus comment avoir un avis solide et péremptoire sur ce qu’il faut lire, écouter et voir. Un soir, quand, au sein d’une petite coterie sottement docte où elle s’était retrouvée par un concours de circonstances, elle se surprit à défendre ce livre tant aimé, une âme peu amène lui rétorqua : « …¯tu l’as acheté parce que c’était le plus petit livre de la librairie ?…¯ » Le coup était bas, mais porté adroitement : elle avait fait peu d’études et n’avait pas les codes pour naviguer dans ce milieu étroit où bons mots, allusions cultivées et mépris de tout ce qui n’est pas soi constituent le seul capital à faire fructifier. Elle n’avait rien dit et avait finalement peu souffert, pensant aussitôt aux blagues du patriarche chaque dimanche à la vue des bigotes apprêtées pour la messe : tout cela n’était pas bien grave ; sa place à elle n’était ni dans les cercles au snobisme creux, ni dans les chapelles saturées d’encens ; pas plus que celle de l’écrivain Michon ou plutôt du fantasque Piero, aède aux odyssées brèves, dont, à chaque fois qu’elle repensait à cet épisode, le visage rigolard lui revenait en mémoire, l’enjoignant à ne considérer avec sérieux que les souvenirs naïfs de l’enfance, les mélodies idiotes et les farces de saltimbanque.

10 novembre 2023
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