Anton Beraber | La tenure

Le buis

Quand vous prenait la peur de mort vous prenait le regret du Territoire. On croyait alors que le Territoire échappait à la fatalité des échéances humaines au prétexte, comptaient-ils, que d’un Noël à l’autre le nombre de couverts restait exactement le même. Les hommes à qui le ventre faisait mal déposaient sur certaines pierres qu’on leur avait montrées des mèches de leurs cheveux, les femmes des prénoms pliés dans un mouchoir ; passé un certain âge on prenait garde, pareillement, à dormir les yeux ouverts et à ne jamais finir sa phrase. Depuis J.-L. s’en est allé, le vieux comédien, Michel le libre penseur et Catherine malgré sa solitude et ses tisanes de buis. S’y poursuit, au contraire, la chimie pénible du disparaître, la dispersion des éléments du soi en les créatures prochaines et sans mémoire de nous. Tout au plus y constatera-t-on une légère altération de ce qu’on appelle l’agonie, faisant soupçonner que sur le Territoire les deux extrémités du cycle se trouvent exactement conjointes : au tout dernier moment un rire inexplicable, leurs mains comme d’avance accrochant les mamelles, leurs yeux voilés par la promesse de l’éblouissement.

Les cercles

Il neige parfois sur le Territoire : moins qu’avant, c’est ce qu’ils disent, mais qu’importe ? Les habitants du Territoire n’eurent guère besoin de lire les philosophes pour que l’existence du temps cessât chez eux de faire l’unanimité. De sorte, avancent-ils, que c’est toujours la même neige, le même bois de bouleaux, le même voyageur aux poches pleines de monnaies étrangères, qui ment sur son nom et fait goûter son vin. Il aurait fallu, j’imagine, apprendre qui est ce voyageur, où il va, d’où il vient ; mais la neige, à leurs yeux, n’invite pas tant à élucider les mystères de l’éternité qu’à dessiner, en pissant bien, de grands cercles fumants sur le talus de la départementale. Les cercles parfaits reçoivent les félicitations du maître ; aux plus inquiétants les mères secrètement contrariées font boire de la bourrache et du lait tourné.

La tenure

Pour nommer enfin le lien mystérieux qui l’unissait au Territoire le père de Jean, un soir, l’appela sa tenure – connotation toute féodale qu’appréciait l’homme des villes venu faire son fief d’un pan non réclamé du monde. Sans doute voulait-il exprimer l’idée de l’enracinement et, aussi, plus ou moins consciemment, par le geste de tenir la mauvaise foi qu’il mettrait à jeter ces clefs-là dans la balance du partage, le jour où sa femme exigerait qu’ils fissent leurs comptes et qu’on s’en allât chacun de son côté. J’appris des années plus tard que tenure désignait, au contraire, une terre dont le seigneur, resté propriétaire, vous concédait pour un temps la jouissance. Je ne crois pas que le père de Jean, fin lettré, ait ignoré cela : à l’évidence il s’agissait d’une sorte de test. Combien de temps mettrais-je à comprendre que le Territoire rejetait par nature toute sorte de possession ? L’argent n’y achète guère que des droits de passage, et on les aurait aussi bien obtenus pour rien. Cependant ce point de lexicologie reste tout-à-fait secondaire. Le trouble immense que fit naître cette remarque de mon hôte, il y a de nombreuses années, tient à ce que pour la première fois je découvrais n’être pas seul à désirer si puissamment être du Territoire. J’en conçus une jalousie qui dure encore.

Peter Falk

Il faudrait parler aussi de la télévision telle qu’on la reçoit sur le Territoire. La forêt de Saint-Aignan empêche de bien capter le bouquet national mais la préfecture émet, aux heures pour ça, des chaînes de substitution. Programmant quoi ? Aucun souvenir ne m’en reste qu’un épisode de Colombo, toujours le même, rattrapé tous les jours au moment du café et, dans le cœur de la nuit, le film qui lança la carrière de Sandrine Bonnaire : Sans toit ni loi. Est-ce à dire qu’on n’allumait pas beaucoup le poste ? Je crois, au contraire, n’en avoir jamais eu tant besoin que là-bas. Le silence, d’abord, y est intolérable, l’empreinte des absents dans la poussière verticale, le papier tue-mouche et le café brûlé et le vide qu’on croyait fuir, le vide qui, l’été, soulève la croûte du Territoire au cul des ensileuses. La nuit j’avais peur. La télé, donc. Avec Peter Falk on connaît le coupable dès le début. C’est à lui que l’on doit que ce monde repose sur quelque chose.

11 avril 2023
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