Anton Beraber | Les beaux-arts
La femme d’autrui
La nuit acquiert sur le Territoire une densité affreuse : rien qu’un carré de ciel superposé aux limites connues mais les voyageurs qui n’en devaient passer qu’une seule en garderont le pli. Je dis affreuse parce que rien ne nous préparait à ces ténèbres-là qui sentent la terre grise et pareillement grumellent. Il n’est pas question d’y prendre quelque repos que ce soit, et si péniblement d’aimer. Affreuses aussi sont les récoltes formées en son sein : tubéreuses grasses, gorgées de lait fade que les inattentifs prennent pour des étoiles et dont la chute leur tue de temps à autre un tard rentré qui coupait par la plaine. Peut-être la pollution des satellites viendra-t-elle à bout de cette trop ancienne puissance, ou le développement formidable, au sud-est, de l’agglomération de Châteauroux. En attendant le triomphe du siècle la nuit du Territoire n’est qu’une profondeur de plus multipliant pour rien les gouffres dans l’esprit ; et ceux qui la bravent encore n’en tirent pas la gloire qu’on croit – comme une cathédrale étrangère que l’ignorance des avertissements fait parfois visiter au milieu de l’office : les conjurés baissent la voix, les cartouches ratent des tireurs-à-la-lune et, soudain dégrisée, la femme d’autrui se refuse à vous.
La Fin du monde
Survivent dans le Territoire des marques de tabac dont partout ailleurs les associations de veuves ont interrompu le commerce. Ce sont des paquets de maïs à cent sous, les petites boîtes de gris pour les repentis des Bat’ d’Af, les rouleaux de paille grasse traversant le papier-journal, conditionnés sous un nom ou l’autre, le prix dans l’ancienne monnaie. L’hypothèse d’accords secrets d’importation depuis l’Europe de l’Est a longtemps prévalu chez les observateurs mais on pense désormais à l’épuisement tardif de stocks constitués contre la Fin du monde. Je m’explique : les ménagères du Territoire, convaincues que le ciel allait leur tomber sur un coin de la gueule, enfuirent en les crayères des réserves de tout ; or la peur est passée, on s’en débarrasse à vil prix. Les autorités que désorientent les fiscalités approximatives voudraient décourager l’amateur ; elles ont récemment averti que les Kippe laissées par l’Occupant étaient coupées de consoude et donnaient l’ophtalmie ; que les Bastos se consumaient deux fois plus vite qu’on dit ; qu’à l’autre extrémité de la gamme la Marigny vous faisait rêver à voix haute et votre femme désormais saurait tout.
Les beaux-arts
Les habitants du Territoire revendiquent en matière de beaux-arts une certaine autorité. Ils n’ont guère étudié, non : y-a-t-il pour savoir la magie pétrifiante des formes plus mauvais conseillers que les livres ? La Renaissance dispersa sur leurs terres des peintres poètes importés d’Italie pour dessiner les curages des tourbières à malemort, avant ça des moinillons coulèrent dans l’épaisseur du verre des bleu cobalt et les rares verts, avant ça encore les mains inversées sur le ventre des dieux aurochs à l’endroit qu’ils s’impatientent dans la calcite. Les syndicats d’initiative y dépêchent à l’arrière-saison des cars avec conférencier. Cependant aussi vite qu’ailleurs l’aigre respiration des femmes y change en poussière les chefs-d’œuvre, et ce qui autorise à tenir cette terre pour bénie des muses, c’est bien l’obscure obstination des gens du lieu à sortir de la craie tendre des têtes de Marat au couteau d’écailler.
Les chats
L’informatique vint au Territoire plus tôt qu’on ne le dit, par le biais d’un préposé à la maintenance d’un parc PC de la Défense, retiré au pays pour y fossoyer ses chats. Il offrit aux écoles des machines de seconde main et fut nommé Citoyen d’honneur – mais sa pensée à lui allait aux petites bêtes qui décongelaient dans le fond du jardin, aussi de cette fulgurance du progrès qu’on saluait au crémant d’Alsace rien ne lui reste que de savoir s’il avait ou non creusé profond suffisamment. Il n’est de science nouvelle qui ne trouve sur le Territoire ses farouches défenseurs ; on joua les dix niveaux du speeder-solitaire, on écrivit à de jeunes Lituaniennes des mots cochons, on choisit sans s’être concerté le fond d’écran Champagne 94, tous. Puis le goût leur passa et avant de s’en aller eux-mêmes dans la terre tiède ils descendirent les belles machines au bord de la départementale, bâchées propre, Se servir, Parfait état de marche.