Camille Loivier | Faire une retraite dans la poussière et la fumée
Faire une retraite dans la poussière et la fumée
Aujourd’hui, cette dichotomie pourrait se traduire par la formule « yi fen wei er » 一分為二 « un se divise en deux » à l’inverse du principe de non-contradiction cher à la philosophie d’Aristote selon laquelle « il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose ». Avec ce dicton, pour ne pas dire principe philosophique, « un se divise en deux », qui peut aussi se traduire par « il y a du bon et du mauvais en toute chose », on va loin dans une autre manière d’aborder l’existence ainsi que de se convaincre politiquement des choses.
La sagesse de cette formule, fermée, lourde comme une porte cochère, je la retrouve dans le film de Li Ruijun : paternalisme d’une main ridée, musclée, meurtrie de paysan sur une épaule frêle de femme handicapée, incontinente, à l’air étonné, éberlué même, buté, hypnotisé par la télévision, tandis que l’on voit à peine le regard de l’homme sous ses paupières longues. Et pourtant ils s’aiment, vivent côte à côte. Ce n’est pas la passion, ni le coup de foudre. L’âne sert d’intermédiaire, mieux que la maquerelle qu’il faut quand même rémunérer. S’il aime l’âne, il peut m’aimer : c’est ce que pense cette épouse, elle sait que s’il n’est pas battu, elle ne le sera plus, elle qui, du fait de son handicap, a vécu comme une bête repliée dans un cabanon. Le rôle de femme forte, infatigable, rusée, immuable, autrefois joué par Gong Li, cette actrice magnifique, sensuelle et dure, vive et pleine d’immobilité, a donc perdu de sa puissance, puisque la beauté n’est même plus nécessaire pour jouer le rôle de la sagesse dans ce film continuellement tourné depuis les années 1980.
Mais avant les personnages, il y a le paysage. Lui seul, éternel, originaire, celui de la terre de lœss, auquel Chen Kaige a consacré son premier film en 1984, Terre Jaune, où il avait tout dit de ce que représentait cette terre dans la modernité galopante, l’invasion des modes de vie occidentaux, le début de la fin.
La beauté de la terre de lœss : une terre poussiéreuse, désertique mais extrêmement fertile.
Le lœss, ce mot seul, unique, concentre dans sa totalité l’essence (donc trouble) de la civilisation chinoise. Rien que ce mot et l’on sait tout. Sécheresse et pourtant fertilité, comment ces deux termes sont-ils conciliables ? C’est le secret de cette culture qui a pu ensuite absorber toutes les autres qui l’entouraient, innocentes. Annie Dillard a réfléchi à l’origine du sable, et dans cette recherche spirituelle, a rencontré le lœss, cette terre poudreuse, jaune, sur laquelle Teilhard de Chardin a marché : « les plaines fertiles du lœss des environs de Xi’An sont formées d’épaisses couches, jusqu’à 120 mètres de poudre de roche et de sable fin soufflés par le vent. La texture des dépôts peut être extrêmement fine, ils absorbent l’eau et alimentent les racines des plantes en minéraux. Il suffit d’irriguer… » [1] Aujourd’hui le Fleuve Jaune, tarit chaque année et n’arrive même plus jusqu’à la mer de Bohai. On n’hésite pas à construire sa maison, sa vie dans le lit du fleuve, même si l’on sait que périodiquement il déborde, malgré les sécheresses récurrentes, et que l’on sera enseveli. Cette terre d’alluvions est d’une telle richesse sous son apparence ingrate, unique, que l’on ne peut qu’en jouir jusqu’au bout de soi.
Chaque film, toujours le même film, ressuscite la quête de l’origine, dans l’oubli de sa diversité, de ses conflits, de ses confins, de son étrangeté, pour ne retenir que les grains de lœss. De ces imaginaires colorés, vivifiants, il ne reste peut-être que la forme d’une fleur incrustée dans la peau de l’homme par son épouse grâce à l’empreinte de grains de blé. Ou encore dans cette unique vision imaginaire, le minimum d’irrationnel : on ne plante pas des graines mais des traces de pas. Image qui crée une variation dans la monotonie du labourage à mains nues. La terre riche, prometteuse est la terre des paysans pauvres, du dépouillement spirituel, elle reflète le passé, l’identité grattée jusqu’à l’érosion.
Dans ce film, toujours le même, l’austérité est mise en exergue, il faut renoncer à tout pour vivre un semblant de beauté et de sollicitude. Le titre original du film reflète cet idéal : « yinru tuyan » 隱入塵煙 ; « yinru » signifiant faire retraite, s’écarter du pouvoir ; « tuyan » poussière et fumée pour l’expression « monde de poussière » chère au bouddhisme. Cette formulation pourrait encore donner lieu à un énoncé contradictoire, fait d’opposés complémentaires : faire retraite dans ce monde de poussière, et non hors de lui, dans la sphère pure des montagnes. Une retraite spirituelle dans un monde matérialiste : s’agirait-il encore de l’utopie communiste ? N’y en aurait-il pas d’autre en vue ?
Ce même film nous rejouerait le retour aux origines du communisme tel qu’il était présent dans Le gardien de chevaux de Xie Jin en 1982, avec la scène de la rencontre entre les deux protagonistes qui, inconnus l’un à l’autre, sont forcés de cohabiter et vont finir par s’aimer :
« - Ni chi ba, wo bu e.
- Ni chi, ni gan le yi tian huo le !
(- Mange, je n’ai pas faim.
– Mange, tu as travaillé toute la journée »)
« women fen le chi ba !
(Alors partageons !)
Seules paroles nécessaires dans une rencontre silencieuse faite de gestes gênés mais indispensables, car il faut manger pour vivre et vivre c’est avant tout manger.
Le même amour frustre entre deux êtres, dans le film de Li Ruijun, poussés par la destinée à vivre l’un avec l’autre dans un musée de misère, dans des ruines qui ne seront même plus des vestiges, car le torchis se broie, s’exécute, avec quelques coups de pelleteuse.
Pourquoi cet homme mûr est-il resté honnête, préférant gagner sa vie à la sueur de son front alors que son frère ou son cousin s’enrichit sur son dos ? Qui est-il ce personnage de l’honnête homme, peu instruit, semblable à une bête de trait, increvable, tendre, incorruptible, que l’on ne peut attirer ni par l’argent ni par des repas fastueux, et qui se fait sans cesse rouler, écraser, sans aucun égard, sans aucun respect ? C’est l’homme intègre. Entier. Lui ne se divise pas en deux. Il est contre ce principe ancestral, qui revient à saisir l’occasion aux cheveux. Pendant que lui se sacrifie, tout le village se réunit pour lui demander de donner son sang au maire qui roule en voiture de luxe afin que l’ordre hiérarchique soit maintenu, afin que la maître règne, et que chacun puisse espérer, un jour, obtenir quelque chose de sa distraction bienfaisante. Lui, donne son sang. Même thème repris comme une litanie dans la littérature des années 1980 et notamment par Yu Hua dans Le vendeur de sang, en 1995, pour une métaphore évidente : on te saigne jusqu’à la mort et l’on t’en voudra de ne pas avoir résisté plus longtemps. Qui habite ce paysage désertique, qui subit ce sort aujourd’hui ?
Dans le même film identique depuis quarante ans, il y a un message, tous les fims chinois qui passent en Occident doivent avoir un message politique à divulguer sinon pourquoi seraient-ils censurés ? La censure est-elle devenue une forme de label ? (Le retour des hirondelles est « retiré des rayonnages » mais sponsorisé par Alibaba). Quel est le message de ce film ? Tout son intérêt est de ne pas être clair, mais multiple et complexe dans son ambiguïté, il a presque la forme d’une prophétie, et je suis bien loin de le comprendre, ce message.
Depuis toujours, l’amour entre homme et femme en Chine a été interprété comme relation du sujet à son souverain. Le Shijing, (Classique des poèmes), recueil des chants les plus anciens de la vie paysanne, a été lu, commenté jusqu’au XXe siècle, en tant qu’éloges ou critiques voilées adressés aux souverains. Qu’en est-il ici ?
Dans cette relation amoureuse, éphémère, qui dure le temps des quatre saisons, de construire une maison, toute une vie, donc, la femme n’est plus éblouissante, jeune, belle, forte, elle ne peut même pas travailler pour aider dignement son mari, contrairement à l’âne, son modèle, qui sait que s’il mange le maïs lors de la récolte, il n’en aura pas à l’automne. L’homme s’active sans relâche, il est autonome, indépendant, il transforme sa vie de sacrifice dépourvue de sens en dévouement infaillible pour son épouse.
L’amour physique est évoqué quand il lave le corps de son épouse dans le courant violent d’une rivière canalisée où elle se noiera plus tard. On est loin de l’évocation d’un viol par un bel homme de l’héroïne de Le sorgho rouge, alors qu’elle est mariée à un lépreux dont elle saura s’épargner le toucher. Au soleil couchant, les deux héros font l’amour dans un champ de sorgho, offrant quelques images sublimes de poster touristique. Il n’en est plus rien ici. Le désert avance. La sagesse ancestrale de la terre de lœss, de la sécheresse fertile, de « l’un divisé en deux » des paysans liés à leur champ « qui rend ce qu’il lui a donné car la terre jamais ne nous trahit » est en train de disparaître dans un tourbillon de vent de sable rouge, s’étouffant elle-même, car pour que l’un devienne le deux, et la sécheresse fertilité, il faut l’irrigation, or celle-ci fait défaut. Le sol lessivé par les engrais, les pesticides, les insecticides ne rend plus rien. L’eau ne tombe plus, la terre fertile est infertile.
Que nous apprend-t-on sur la conduite du sujet envers son prince ?
L’homme traite bien son épouse, il n’attend rien de personne, se moque éperdument du présent. Hors du temps, il est sans illusion aucune. Une relation vraie n’est possible que dans cet écart, dans le passé, dans la simplicité et le labeur, l’ignorance, la décroissance. Le « décroître encore décroître » du Taoïsme.
L’amour est donné sans façon au protagoniste, il le prend, avec les moyens les plus rudimentaires.
L’amour est silencieux, fait de gestes, d’actes, de preuves, sans aucun idéal, juste le pragmatisme le plus éthéré, dans l’attention jusqu’au sacrifice de soi, jusqu’à la mort.
Un amour sans individualisme, à l’opposé des êtres numériques, poursuivant le même but imposé : TV, voiture, ville, smartphone… L’homme n’a même pas la faiblesse de son épouse de se coller à l’écran en urinant sur la chaise des voisins. L’un appuyé contre l’autre, sur l’autre, l’une aimée pour sa faiblesse l’autre pour sa force, entièrement dépendant de lui et, par effet boomerang, lui ne pouvant vivre sans elle. Bien qu’elle soit sa moitié, elle est son tout, la totalité de sa vie. Son martyre rejoint le sien. Il n’est plus l’humilié, le sacrifié, il est sa vie, et réciproquement, elle n’est plus battue, rejetée, elle est le centre de son existence : il construit tout pour elle, la maison, les murs, les champs, le paysage, tout pour elle qui n’est rien, dont personne ne veut.
L’amour donc, le dernier absolu, la seule sagesse ? Après 2500 ans de rationalité confucéenne, le sentiment amoureux demeure l’unique spiritualité intacte, la seule friche intouchée.
Morte, son âme sœur, il ne peut que mourir à son tour, laisser partir l’âne, s’effondrer la maison, disparaître les hirondelles.
Illustration de Vincent Vergone
[1] Annie Dillard, Au présent, Paris, Christian Bourgois, 2022.