chapitre 4

Monument à la matière, au poids, à l’épaisseur dont je suis fait, puissance du sol, méfiance du ciel, autel à ma condition d’homme fini, rappel de mon attachement, rappel de mon opacité.
Limite, monument élevé à lui-même, que tout franchit à part la lumière.
C’est mon trait, moitié accidentel, qui part au-dessus des mâts tendus de voiles dont le blanc devrait garder mon ascendance et ma filiation, pendant que la surface éblouissante attend qu’un corps lui tombe de la falaise. Maintenant que tout est joué, j’ai cette victoire à dresser, élément par élément, que je dois rendre pleine, cimentée, sans jour, que je dois rendre sans jour,, un mur, dont tous les interstices vont se remettre au ciment et tous les vides se résoudre, pas de logement pour l’animal, le rampant biologique, l’eau, pas d’espace pour l’eau, je comble, je fais, solide et lisse, l’état du monde entre là-haut et moi,. Et je m’élève.
Les bons ouvriers font de bons soldats, les bons soldats redeviennent ouvriers avec leurs chansons sifflotées, leurs blagues dans toutes les langues, le tabac qu’ils s’échangent et le travail de force qui les fait rire. L’oeuvre commence plus bas que terre, par une tranchée qui leur a causé du tracas : le sol est dur, il faut passer la couche de granit qui a l’avantage de donner de belles pierres, dont les plus jeunes font de fameux poids pour les concours de force. Courbés en deux toute la journée les hommes s’esquintent et se marrent, en attendant le coup de sifflet qui les fera lâcher leurs outils.

Opaque la parole offerte aux yeux, aux regards éblouis, Tu n’es encore qu’une trace hâtivement piochée sur la courbe de la terre, mais déjà tu es le témoignage écrasant de la grandeur de mon histoire, de la libéralité supérieure qui me caractérise, audacieux mariage de la lettre civile au poing militaire, je viens, je vous qui nous apporte l’artefact de la concorde naturelle. La paix est une défaite. La paix est une victoire.
Je vous offre la victoire, voici et l’instrument de la paix.

Tout d’abord esquisse griffonnée dans l’esprit d’un seul homme, lui qui incarne la ville et son histoire, devenu et par la suite rêve de chacun de ses habitants, ou encore tu commences à ressembler à quelque chose, un grand, long mur encore grossier, bâti de pieux et de palissades, mais une idée tout de même, une fière idée en train de prendre tournure, dont on calcule entre voisins la possible hauteur en estimant celle des étayages, ou bien une énigme des dieux donnée en pâture aux haruspices hallucinés devins, ou encore un récit, qui doit venir s’inscrire dans la pierre et s’ancrer entre le ciel et le sol pour les siècles à venir, la relation de détails passés et futurs, réels ou fabuleux, posté conçu par un mythographe scrupuleux ou, un historien mythomane, parentèle de toutes les lignes croisées, incisions gravées à même la carte, de sorte qu’un trait devienne réalité, quelque temps après (durée variable) alors voilàbientôt la première pierre, comme on dit, mais en tout premier lieu le premier pieu enfoncé, solidement attaché à son jumeau, le seconddeuxième pieu, et ainsi de suite de la mer à la mer. Herbes, pila, pieux.
Et sur tout le parcours c’est une agitation de fourmilière, on apporte des paniers de fruits, de pains, des tomes fraîches que l’on ne gardera pas pour la mauvaise saison, tant pis, on attrape tout ce qui se trouve à portée de main pour faire commerce avant que les soldats maçons n’aient tout perdu, on joue, les cartes claquent, les dés roulent, les cris fusent, les pièces trouées s’élèvent et tombent sur une face qui engendre toujours son perdant, et le jeu recommence.

Alors viennent les hommes et les hommes les outils propres à la construction, les muids, les amphores, les setiers, les masses, les cordes, les scies, les poulies, les treuils, les bras, ceux des esclaves/, ceux des légions, tous les outils propres à la construction romaine.

Emerge du sol peu à peu alors qui vont faire émerger du sol le long travail de civilisation. Et mâche la machine, , l’ourobore serpent qui se mord la queue, à l’intérieur du corps duquel nous sommes tous égaux, populusque, en résumé. disent-ils, ils, la grande compagnie, en somme ; pour le moment la civili-sation est une fosse, une longue fosse étroite creusée à coups de pioche, à coups de masse sur des fers qui devraient briser le rocher et qui se tordent comme des fagots.

Il ne faut pas croire ce que l’on voit : cette vergence chimère englobe le monde-entier-avec-la-ville (c’est tout un), mais s’enfonce régulièrement sous terre, sous les océans, réapparaît en Numidie ou en Thrace, disparaît de nouveau, revient en Germanie ou en Bétique, disparaît de nouveau. Revient. Pannonie. Disparaît. Revient. Macédoine. Disparaît. Revient. Rives de l’Indus, rivages atlantiques, piémonts de l’Oural… longe les savanes, traverse les moussons, étaye les permafrosts… Comme pour la ville, son enceinte jadis délimitée par de glorieux ancêtres, le maître pose les bornes de l’univers, désigne les frontières, assigne les tributs, les colonies, dessine les petits personnages, les roses des vents et les monstres marins…
Le mur est la carte de l’empire.

Je te dresse, pierre à pierre, ennemi après ennemi, corps après corps, je ne lésine pas sur le mortier, aucun grain ne permettra à aucune encre de jamais venir trahir ni offenser la promesse que tu donnes.
Tu n’es pourtant pas si effrayant. Tu n’es pas plus effrayant que nous, innommable concert dissonant de races, de cris et de vacarmes mêlés.
Tu es gris et blanc, et blanc et noir. Tu as été façonné sans hâte mais tu ne présentes pas d’ornementation superflue. Tu t’intègres parfaitement au paysage. On reconnaît bien là le génie de civilisation.
Tu donnes un temps à chaque pierre, à chaque pierre, un son, à chaque nom, un sens.

D’où est-elle venue, cette première pierre, et où exactement a-t-elle été posée, va savoir… Toujours est-il qu’il y a eu une fête et qu’on a bu, et qu’on s’est mis à ouvrir les réserves d’eau pour une bataille du diable qui a fini par inonder notre tranchée, certains malins y ont plongé la tête la première, encouragés par des hourras, les contremaîtres n’ont rien pu faire. Le lendemain il a fallu travailler avec les ânes pour assécher les fosses où naviguaient les coquilles de noix des enfants. Toujours est-il que la première pierre a été posée quelque part et je n’ai rien vu. Mais c’est que je suis accroupi pour construire, j’ai la tête baissée pour poser les fondations.
Je forme l’espace à ma façon, memento. Je me souviens de donner un temps à chaque pierre, à chaque pierre, un son, à chaque nom, un sens, je me souviens que je connais, je me souviens que j’écarte, que j’examine, que j’apprécie, que je retiens, que j’assemble, que je connais la chaux, et le truc de Connaître, écarter, examiner, retenir, assembler, lier le sable avec l’eau, de lier la matière à elle-même, d’en ériger un solide, une durée, je me souviens de moi-même, faites ce que vous voudrez.
Je poseTu es un pan immobile, plus haut que moi et, plus durable, ancré, visible depuis deux horizons. J’érige et je circonscris, je suis là pour ça. JEt je suis l’instrument de cette ambition de la matière : moins faire échec à la lumière que désorienter le soleil, peser sur son effort, en un mot, l’arraisonner.

Danse, danse, à travers les champs, les friches, les prairies sauvages, les landes et les déserts, à travers les forêts où se frayer un chemin, et les dalles calcaires, passe et enjambe, saute et embrasse, comme le vent, comme les rivières, comme les troupeaux de ruminants, les hordes de nomades, abolis les distances et les embâcles, au besoin détourne et contourne (même si un certain emportement personnel incite plutôt à la ligne droite, clinamen, nature des choses).
Le mur avance avec ses échoppes. À peine monté, pas encore sec, il joue superbement son rôle de mur, propice aux urines et aux inscriptions en lettres bâtons. Le mur avance avec ses échoppes ses jeunes plaies ses graphes LE MUR AVANCE avec ses et artisans, ses étrangers ambitieux LE MUR AVANCE ET PASSE SUR TOUT et ses vieux patriciens SUR TOUT CE QUI PASSE ET, avec les comices de la plèbe et les syndicats de dictateurs, les sénateurs et LE MUR AVANCE les cavaliers, les maisons de bois et les villas de marbre ET, les champs de céréales , les triomphes IL PASSE et les arcs ON SE
COUCHE,
les prostituées RIEN NE RÉSISTE comme RIEN NE REPOUSSE les préfets LE MUR SI LE MUR REPOUSSE LES LIMITES, les vestales comme les tribuns, les esclaves LE MUR REFONDE LE MONDE comme les matrones LE MUR EST UN SERPENT, les écrivains confinés EST UN SERPENT, les philosophes chassés, le feu sacré et OU LE MUR EST UN VER les incendies provoqués, les cabanes de pierre rondes LE MUR et les domus aureae, les usurpateurs déchus et QUI GRIGNOTE LE MONDE COMME UNE POMME LE VER les héritiers adoptés MESDAMES ET MESSIEURS : LE MUR !, la garde prétorienne et la milice urbaine, les esclaves et les étrangers, les divinités VENUS D’AILLEURS VENUS DE LOIN POUR VOUS ACCUEILLIR accueillies Mitra Isis Sérapis Cibèle SA PROLIFÉRATION et les divinités récupérées Liber Libera Cérès SA PROFANATION, les monnaies dévaluées SA TOURNÉE TRIOMPHALE, les voyages vers la Pythie FAITES, les livres sibyllins, la loi des XII tables FAITES DU BRUIT, le droit les constitutions et les testaments VOUS ACCUEILLEZ, les ennemis humiliés, les vétérans, les théâtres et le colisée VOUS ASSISTEZ, les colonnes et les obélisques VOUS SERVEZ, les trirèmes avec le decemvir, la louve avec les lions LE MUR, les temples LE MUR, les fontaines LE MUR !, le cirque maxime,APRÈS AVOIR PROTÉGÉ les sept collines, les mille provinces APRÈS AVOIR, le non-dit grec, les ambassades de Chine et les invasions de LE MUR, CHEZ VOUS, AVEC SES ATTRACTIONS ET SES SPECTACLES ! VENEZ APPLAUDIRHuns et de toutes sortes Goths, Auguste qui visite la momie d’Alexandre le Grand et lui brise le nez en lui remettant une couronne d’or, Auguste qui fonde un temple dédié à sa gloire et à la Pax romana sur le champ de Mars, Auguste qui enterre toute sa famille et sa maison dans le mausolée qui fait face à l’Ara Pacis et où vient taper le soleil le jour de son anniversaire, tous les César et tous les Auguste VENEZ VISITER, et Pius, Felix, Pontifex Maximus, et même les druides celtes, les pharaons égyptiens, les évêques chrétiens, VENEZ TOUS ! les dynasties, les deux consuls, le triumvirat SOYEZ NOMBREUX !, le principat, le dominat, les tétrarchiesSOYONS
NOMBREUX !,
l’exil orientalÀ PROMOUVOIR, l’empereur diviniséÀ ENCOURAGER, le représentant de Amon-RâSol Invictus, et chacune de tes pierres, est l’une de toutes ces voix, et mille autres encore.
Le mur est le code l’Empire.

Pare-feu, corps fixe, permanence au-dessus de nos têtes, victoire dont je ne verrai rien,J Je te monte, bloc par bloc, cette victoire dont je ne verrai rien, qui s’effritera, qui et tu attendras les doigts des enfants des enfants de nos enfants pour retourner aux fragments, à notres sables communs.
J’édifie uneLes genoux pliés, les mains tournant la matière, concentré sur la terre, douloureux, les doigts raidis par le ciment, je t’érige, nef sans clé, sans voûte, un angle à mon échelle contre le soulèvement des terreurs, contre l’instable, le fugitif, contre le temps lui-même, j’élève, au-dessus de ma tête, le pare-feu, le fixe, la permanence, l’alpha entre deux directions, et les 90° qui sont la structure intime de mon regard, je pose la perfection de deux droites, une verticale avec l’horizontale qui la révèle, je pose l’axe, invention de mon cerveau, qui rend l’espace intelligible à mon sens. j’assemble les divisions, les fragments. Et l’ensemble fait échec à l’unité.
Le mondeL’univers est plein de dangers, et nous de superstitions. Tu es amulette, grigri, porte-bonheur en forme de phallus érigé, & ô combien j’ai sacrifié pour toi ! Oui nous avons sacrifié au temple de Vesta et le grand pontife lui-mêle aussi a prié ; n’es-tu pas le symbole même de la maison, de notre maison ?.
Il n’y a pas plus d’empire que de ville cité, il n’y a que du domus, du domestique. Toute notre entreprise est hospitalité. Toute notre entreprise est hostilité. Accueillir est notre passion et la passion nous ronge. Accueillir, accueillir l’étranger et assigner l’inconnu, lui apporter réconfort et lumière et lui offrir l’occasion de faire partie du monde-entier-avec-la-ville (c’est tout un) que nous représentons. Tu es aussi un pont tendu comme une main tendue, ce signe est un signe de bienvenue, vers le septentrion, vers l’orient, vers l’occident ou le méridion, d. Dans toutes les directions, sur toutes les terres et les mers, nous n’avons jamais recherché que l’alliance, la paix et l’harmonie. Nous voulons résoudre les contradictions, réduire les distances, marier Etrusques et Romains, réconcilier la plèbe et les patriciens, unifier l’Occident avec l’Orient, les Nords et les Suds, ménager la chèvre et le chou, fondre le plomb avecdans l’or, rassembler les dieux et leurs fidèles à l’image du Panthéon (voulu et construit également par moi),la famille entière à l’intérieur de cette maison ronde que je veux prétendre devenir le monde-entier-avec-la-ville, c’est tout-un, en tant que restitutor orbis terratumà laquelle nous finirons peut-être par appartenir, quand nous aurons déposé la dernière pierre et signé le registre..
Le mur est la maison de l’Empire.

C’est mon visage, c’est mon regard que j’élèveje détache au-dessus du sol où je suis tenu, où mon poids me tient, où mon nos corps restent pris, mon visage au-dessus de moi-même. Je me sépare.

Je suis là pour ne pas admettre. De l’autre côté, l’inculte, les ronciers, la salive. Les puissances. Les laissées animales. Le sang. Ma peau appartient à son odeur, aux corps qu’elle a fabriqués sur le mien ou retenus.
Au vide dont je finis par avoir trop conscience, je présente le plein, je le soulève, je le joue contre le pari des fifres qui font damner l’atmosphère.
Et te voilà.
Tu es une part de moi, un quartier nouveau de la ville, et tu te mesures déjà à nos plus fameux monuments, passés ou à venir !. Tu es Rome, serpent en villégiature, aArmée pétrifiée pour les siècles, tu es le bord du monde connu et le droit, la justice et la loi.

Pire que le connu, je pose l’accompli, le mesuré, je suppose que c’est mon terme eEt sur cette hypothèse commencent à pousser les capillaires. Mon ouvrage et moi, nous aurons cette mousse en commun.

Imperator•Caesar•G.I.•Augustus
pontifex•maximus
divus•pius•felix•invictus
africanus•asiaticus•britannicus
gallicus•persicus•germanicus
trib.•pot.•xxii•cos iii•pater•patriae•procos.
restitutor•orbis•refectit•et•restituit

Nous sommes au plus loin de ceux que nous avons laissés, derrière, loin derrière.
Nous sommes au contact des lointains, de ceux que nous avons laissés, derrière, loin derrière.
Nous sommes sous le même ciel que ceux que nous avons laissés.

Refuge des organismes à naître, des lettres gravées à la pointe du couteau dans un alphabet dont je on n’ai pas idée, salut aux avenirs, idée de la face favorable ou défavorable des choses fourgonnées par le hasard. Sans doute une main dans mon dos tourne la manivelle à ma place. Comment l’affaire se présente, c’est ce que nous ne saurons pas, à moins d’anticiper le jour où il faudra payer pour voir., aux hasards, mur, te voilà dressé.
Tu portes tous les noms de nous comme un monuments aux morts, tous les noms des tribus et des gens fondatrices, depuis les rois étrusques, jusqu’aux peuples italiotes, puis aux colonies méditerranéennes, africaines, asiatiques… Tu es l’aboutissement d’une généalogie issue des origines du monde et de l’écriture, venue par Enée, tu es Nostos et Argos, cheval de Troie et Odyssée toi-même ! Tu es l’héritier d’Alexandre ! Tu es l’accomplissement de tout le projet qui porte le nom de Rome. Tu es le souvenir de toutes les lois, de tous les esclaves, de tous les vétérans, de tous les empereurs, de tous les consuls et sénateurs, de tous les habitants de la ville, urbi et orbi. familles qui depuis les origines ont contribué à te bâtir.
Tu es le dernier empereur, ou le tout premier ancêtre, tu es la statue colossale de l’homme devenu dieu, ou lel’ancien masque pétrifiéfigé de ton plus lointain aïeul. Tu télescopes par ta solennité les âges et par ta stature tu réconcilies les espaces. Tu es l’alpha et l’oméga, la frontière même, limes, limesTu est la frontière qui sépare le chaos du dieu unique, tu es le dieu unique, prosterne-moi devant toi, tu es le dernier et le premier empereur, le dernier et le premier homme, le dernier et le premier dieu, tu es l’élu, le fils, le héros de ce livre. Tu es la ville elle-même, tu es son pouvoir.
Le mur est la mémoire de l’Empire.

Je fais la sécheresse, je fais la nudité de ce que je bâtis, c’est une surface, qui décide ? J’élève des divisions assemblées par ma technique, l’ensemble renouvelé à chaque fragment, chaque fragment destiné par ma main, justifié, j’élève une fin à mon attente. Et l’ensemble fait échec à l’unité.
J’ai jeté à la mer mon enfance, et le père qui l’a soignée dans son petit jardin, j’ai bâti un été, un champ vertical où épuiser le soleil, un arpent sans moisson, moi parti pour la conquête, pour l’arasement des anciens mondes, parti pour les scintillements, pour les phénomènes.
Nous sommes au plus loin de ceux que nous avons laissés, derrière, loin derrière.
Nous sommes au contact des lointains de ceux que nous avons laissés.
Derrière, loin derrière.
Nous sommes sous le même ciel que ceux que nous avons laissés.
Nous regardons le ciel.
Pour savoir s’il va pleuvoir.
Maintenant quel danger ? comment comprendre la nature de cette menace d’après ce chapitre dont le calme même confirme mon inquiétude ?
Les lettres personnelles que je pensais égarées là par erreur doivent au fond jouer leur rôle, papiers de soie, glissés entre les feuillets disparates, les pages mal arrachées des cahiers, le mauvais papier de toutes provenances, les feuilles de journal dont le crayon de charpentier a pu recouvrir l’encre d’imprimerie et tracer le texte en gros caractères appuyés. Comme les poèmes de Kouang Siu 光緒帝 entre les scènes tranquilles représentées dans les estampes, ces lettres recensent ce qu’ont perdu ces hommes que leur commandement a laissés.

ici

Moi, élément de cette tentative, les genoux pliés, les mains tournant la matière, concentré sur la terre, je donne une destination à mon dos, à mes bras, à mon front, à mon temps.
Ma naissance recouverte de vase, composant elle aussi cette terre fluide, cette eau chargée de départs, de dépôts, cette tourbe qui est toujours une tombe, ma naissance logée, je me quitte, cloporte ensorcelé par l’éclat de lumière, par le calcaire qu’il épouse, je me laisse, lové, à l’espace fait par moi.
Forme lisible de ma fin, je te sers, l
L
es mains craquelées à ta matière, l’échine basse, les jambes pliées sous moi, animal constructeur, je fais tenir ce qui ne tient pas ensemble, je plie mes forces à ce rythme, à cet ordre de blocs séparés par le souffle, par le soupir de l’impossible. Nous y sommes.

Nous y sommes. Au pied du mur, qui n’est plus un fantôme, ni un rêve de mur, qui n’est plus qu’une force posée pleine, au repos. Même crénelé massif percé de meurtrières, même épais, plus qu’une citadelle, même visible d’aérostat, rien qu’un mur. Nous y sommes. À l’abri des assauts, du feu, des ennemis. Mais nous ne sommes plus une armée, plus un Empire, nN ous ne mangerons plus l’horizon, qui nous regarde, nous menace : nous y sommes : pauvres hommes unis derrière un mur par une essence commune. La peur de ce qu’il y aura derrière le limes tracé par nos géomètres. Peur des barbares, peur du Nord, du tout autre et de l’horizonau-delà.
Dessinant la limite du monde, l’écrivant sur le sol, nous y avons inscrit notre fin.

Le mur est la fin de l’Empire
Ici s’érige le mur, et dedans, notre peur.
Je continue. Une grande fatigue s’enroule au-dedans. N’imaginant rien de ce que furent vos marches. Ni le feu ni les blessures. Pas davantage à présent de vous enfermé.
Tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Dans ce qu’il restait de peau tendre, de rose utile, je voulais pénétrer.
Un jour, peut-être. Le tremblement de ne pas reconnaître.
L’échelle que Martin a dressée pour remplacer les tuiles fêlées par la grêle dessine des barreaux sur la pierre.
Quelques fagots de nuages traînent encore exaspérés de lumière douce, vaincus, glissent lentement vers le lieu d’en finir.
Le ventre d’une bête tiède, laine mangée.
Je ne vous reconnaîtrai pas.
Vous ferez comme si vous l’aviez toujours su.
Dans cet écart, aveuglément.
Mais si vous dites mon nom peut-être, de cette voix de buvard qui était la vôtre, si près de mon oreille qu’il me semblera que vous vous y êtes tapi pour toujours, alors oui, peut-être, oui ?

7 juin 2016
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