(...)
le suspect est menotté
à la longue ses poignets s’infectent
ses tortionnaires mettent du sel sur ses plaies
frottent du sel dans ses blessures
il hurle
il parle il avoue n’importe quoi
& partout on gave avec de l’eau à forte concentration en sel
on étouffe
on brise
on broie
& une modeste vallée des marches occidentales de l’ancienne & riche & puissante Bourgogne
une rivière lente cachée
arbres & feuilles
peupliers frémissants
alternance d’ombre & de lumière
clignotements
prairies & vignes sur les pentes mêlant l’argile au calcaire
plus haut règne le granuleux granit cristallin
fraîcheur saline des vins blancs
les Sauniers glissent vers Vaubouton
léger l’air tremble d’éclats égarés de soleil & des rumeurs d’anciennes batailles
lente rivière descendue de la grande forêt éduenne feuillus dodus que remplacent peu à peu les monotones mais rentables douglas aux troncs bien droits dans des plantations bien rangées coupes à blanc
plus haut le Morvan insaisissable pays noir pays tourmenté & indocile pays d’eaux & de brumes pays magnétique
jadis la voie menant d’Autessiodurum à Augustodunum soeur & émule de Rome la franchissait à gué en cet endroit
lente rivière qui fut rougie du sang des braves occis par Girard comte de vienne fils de Leuthard féal & fidèle de Lothaire au val bouton
rouge rivière
bataille forte & amère un lundi à l’aube du jour au temps où les prés fleurissent où les arbres se couvrent de feuilles
terrible fracas des armes
bataille longtemps indécise
le sang vermeil coula en abondance la claire eau de Cure devint rouge du sang des blessés & des morts
innombrables & la rage au cœur Girart monta sur un perron sur une ruine antique & là maudit Charles
& Dieu se manifesta la foudre descendit du ciel le gonfanon orné d’or de Charles s’embrasa Girart vit tomber les siens en cendres
impression de fin du monde
saisies de frayeur les armées se séparent
bataille ancienne bataille enfouie
René Louis l’érudit le découvreur des fresques carolingiennes de Saint-Germain gratte le vieux parchemin & gratte le sol
cherche un perron un poron fait parler la toponymie
ce doit être là !
septembre 1934 premiers coups de pioche & bien cachés sous le texte de la chanson sous ses 10 000 décasyllabes : dix-neuf
dix-neuf
qui mirent du temps à se révéler
dix-neuf cercles dans la vallée féconde à la lente rivière
dix-neuf trous disséminés dans le sol sablonneux de ce haut fond inondable du si beau lit de Cure
dix-neuf puits à sel à la rencontre de deux failles permettant la remontée d’eaux profondes traversant les argiles salées
dix-neuf fontaines de sel du XXIIIème siècle avant notre ère
extrême fin de la révolution du néolithique
dix-neuf chênes creux évidés au feu ou à l’aide de coins & de masses tenaces
ou trouvés tels troués frappés par la foudre sacrée
dix-neuf énormes segments de troncs de chêne évidés coiffant les remontées d’eau salée
les algues les mousses les feuilles ont été parcheminées depuis l’extrême fin du néolithique
dix-neuf puits que protège de la montée des eaux douces un anneau d’argile
dix-neuf & combien encore ? combien ?
champ de bataille non champ de sel oui
oui
de son sous-sol sourd le sel
son sel de sol sourd sous
son sol sous le sel sourd
de son sel sourd le sous-sol
de son sous-sel sourd le sol
de son sous-sourd le sol sel
de son sourd sous-sol le sel
de sourd sous son sol le sel
sol sous sel sourd le son
le sourd sous son sel sol
&c
itou papous la saumure est versée sur un bûcher incandescent recouvert d’une litière pentue retardant sa chute
tout au long de son inéluctable ruissellement l’eau salée se concentre
au contact des braises elle cristallise
dans les braises & les charbons de bois on récupère les cristaux les concrétions
voici le sel !
on s’en délecte & on l’échange jusqu’à très loin (…)
Les Chants du sel de Christian Limousin font alterner, sur une même thème - les rituels, les mythologies, l’Histoire - des séquences de tonalités oposées ou divergentes. L’extrait publié ici, très pacifique, d’une paix millénaire, succède à d’autres séquences sur les "sels de mort", comme celui répandu sur Carthage détruite par les légions de Scipion Emiliens pour en stériliser le sol à jamais, celui utilisé par des tortionnaires de tous temps et tous lieux, et précède d’autres histoire de sel marchandise précieuses contrôlée par l’État, etc. Le lecteur passe ainsi d’une profondeur à une autre, d’un sentiment à un autre. C’est pour donner une idée de ces contrastes que sont reproduits la fin des séquences précédente et le début de la suivante.
Christian Limousin est décédé le 21 septembre 2023. Il a passé une grande partie de sa vie à Saint-Père-sous-Vézelay, en Bourgogne, non loin du site archéologique des Fontaines Salées.
Son œuvre poétique, depuis le début des années 1970 (co-fondateur des revues Génération (1969) et Gramma (1974), membre du comité de rédaction
d’Encres vives) s’évade très vite de la noblesse lyrique, est marquée par une exploration des modernismes, inclut depuis les années 1980 des éléments venus de l’histoire, de l’anthropologie, est influencée dans son souffle et son goût des frottements de voyelles sur consonnes par sa pratique de la lecture à voix haute. Les Chants du sel sont un aboutissement de ses recherches, l’expression de sa liberté progressivement conquise.
On peut se procurer le livre en s’adressant à la librairie L’Or des étoiles à Vézelay ou à la librairie L’Autre monde à Avallon.
Photo : Christian Limousion lit Chants du sel le 18 novembre 2019 lors d’une exposition au Grenier à sel d’Avallon ; à son côté une statue de sel de Patrick Pourquoi.
11 février 2024