Christophe Grossi | Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde

© Nathalie Jungerman


Christophe Grossi, Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde, photographies de Nathalie Jungerman, Publie.net, collection Temps réel (première édition 2012 ; nouvelle édition, 2020)
https://www.publie.net/livre/va-ten-va-ten-cest-mieux-pour-tout-le-monde-christophe-grossi/



Extrait de l’avant-propos en guise de présentation

En juin 2005, je partais pour la première fois sur les routes avec, dans le coffre de la voiture de location, des livres d’une maison d’édition spécialisée dans les textes de théâtre, mais aussi des catalogues, des bons de commande, une valise, de la musique.

Je n’ai pas oublié les villes traversées et les librairies visitées, les voies à sens unique et les impasses, les arrêts forcés et les parkings souterrains, les chambres d’hôtel et les repas pris la plupart du temps en solitaire, la couleur des ciels du nord et l’odeur du bitume l’été, les moments joyeux et les doutes, les rencontres ratées et les attentes, les musiques écoutées et les phrases en boucle, les décisions à prendre et les questions ressassées, les prénoms, les noms et les pronoms à attendre, à entendre, à comprendre, à saisir, à retenir ou à oublier.

Cette année-là, j’avais tenu un carnet de route et, en parallèle, un autre – plus intime. Lorsque je revenais de tournée, je remettais au propre les notes prises sur le vif et les envoyais par courriel à quelques amis (trois ou quatre, pas plus). C’était comme un blog privé. Six ans plus tard, en 2011, j’ai décidé de croiser ces deux carnets pour voir s’il était possible de passer de la « friction » à la « fiction ». En commençant à entremêler choses vues et ressenties (le dehors et le dedans) lors des rencontres en librairie, au « Château », sur la route ou dans ce qu’on nomme « la vie privée », deux voies sont apparues d’emblée et nettement, au sens propre comme au figuré : la première, assez large, suivait le réseau autoroutier tandis que l’autre, en pointillé, avait des airs d’itinéraire bis. Deux voix en une aussi : celle du nomade (ses virées) et celle du sédentaire (ses dérives).



Extraits


Première virée
Chalon-sur-Saône Mâcon Annecy Grenoble Lyon

Premier jour

Je n’ai pas le costume et ne suis pas rasé de près. Je ne transporte pas non plus de mallette ad hoc (préférant garder sur moi cette bonne et fidèle besace que je soulage parfois grâce à un sac Promod qui était accroché à la porte d’entrée) mais, le temps de charger le coffre de cette caisse quasi neuve, me voici devenu représentant, vrp, commercial pour l’éditeur au ciel bleu et aux nuages blancs : je m’en vais vendre du ciel de ville en ville, de librairie en librairie, du ciel et des mots : le théâtre de la vie – son décor et tout ce qu’il faut pour l’habiter.

Soudain de battre mon cœur s’arrête d’avoir tant cogné puis je sens d’autres battements – dans la gorge, les poignets et les veines de mes avants-bras. En vie, je suis en vie, malgré les trombes d’eau qui s’abattent sur nos corps qui se tendent.

Le temps passe vite sur la route à regarder le ciel (il est plus bleu et plus calme celui que je vois quand j’ouvre le coffre), à tenter d’éviter les orages. Du temps à rêvasser en écoutant très fort la musique choisie la veille, à penser aux absents, à remplir cette parenthèse mobile de visages et de paroles. Vers Beaune, je me dis que je ne suis pas seul dans cette voiture mais des dizaines – j’aurais pu être chauffeur de bus. Changement de disque : Death in Vegas, The Contino Sessions.

Près de Chalon-sur-Saône, autoroute bizarrement vide, je me rapproche d’un véhicule sombre. En le doublant j’aperçois un bout de cercueil. Le véhicule est immatriculé en Allemagne. Je pense au narrateur de Bergame de Robert Piccamiglio qui ramène son père vers sa terre natale alors qu’il vient de mourir. Je me souviens de certaines scènes, de ce road-trip entre la France et l’Italie en voiture, des petites routes empruntées, des frontières que les deux hommes traversent, de phrases que se répète le fils, des gens qu’on ne croise que dans ces cas-là et qu’on ne revoit jamais.

Plus tard, je suis un camion qui transporte une dizaine de voitures de police neuves sans policiers à l’intérieur.

Je traverse encore des paysages. La vie là-bas au pied des collines, je ne fais que la toiser. Autoroutes, péages, parkings, rues piétonnes, magasins franchisés, sorties qu’on voit trop tard, régulateur de vitesse, ronds-points, panneaux. J’écoute plusieurs fois de suite la même musique, Dirge, lancinante, répétitive, qui colle au décor et m’enivre : route/ciel voix diaphane de la chanteuse, route/ciel basse, route/ciel guitare électrique, route/ciel drums et claviers. Les kilomètres défilent à ce rythme-là. (...)

(pages 15-17)

*

Dérive intempestive
Château. Larghetto andante e piano.

J’imagine un homme au volant d’une voiture. Il fait nuit noire ; il pleut des trombes et le brouillard – une purée de pois en vérité – l’oblige à se pencher de plus en plus vers le pare-brise. Il ne voit pas à deux mètres, pas plus loin que le bout de son nez, disons. Arrivé à bon port, il se masse les cervicales, se frotte les yeux, tente de se détendre en buvant un alcool fort tout en racontant ses misères avec le ton du rescapé en quelque sorte. Mais personne n’est dupe : on sait très bien ce qui se cache derrière son héroïque avancée nocturne. Parce qu’on connaît l’énergumène, cette manière qu’il a toujours de se défausser, comment il évite de regarder la réalité en face et de dire le principal. Il ne peut rien dissimuler à personne. Ses mots le trahissent. Et pourtant il ne sait pas, ne fait plus attention, oublie qu’il est à sa merci, la sienne. Je suis devenu cet homme. Un homme-panique. Mais je ne sais toujours pas qui me crie Va-t’en. Je ne supporte plus les bavardages. Je voudrais retrouver un langage qui résisterait au verbiage, à tout ce qui occupe les fantômes du bureau. J’aimerais tant revenir vers un geste d’amour pur. Mais à force de nous côtoyer huit heures par jour dans vingt mètres carrés, comment faire pour ne pas ressembler à la plante verte, à l’halogène, à cette sonnerie de téléphone ? Je suis un corps-éponge. Des centaines de phrases se cognent dedans, des foules de mots. Bousculades, amorces de dialogues, voix sourdes. Je ne suis plus un corps-montgolfière. Je me soûle de ces quelques phrases prononcées sans respirer ; je suis asphyxié par les nombreuses autres qui ne parviennent pas à sortir. Je redeviens mélancolique, entre dépassement de soi et quête du refuge, entre désir de s’abandonner et peur de l’abandon, tout ce qui est le plus souvent sur le bout de la langue.

Soudain on m’annonce que je vais bientôt reprendre la route. C’est un soulagement.

Va-t’en, va-t’en.

(pages 91-92)

16 juin 2020
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