Chutes d’Yves Charnet. Un homme qui tombe. Par Angélique Mottet

Un homme qui tombe .




L’écrivain des fulgurants Proses du Fils , Cœur Furieux, Rien, la vie ou bien encore La tristesse durera toujours, pour n’en citer que quelques un nous revient avec une nouvelle autofiction, très belle, qui couvre les années 2016-2017. Creuser encore et toujours le mystère d’être soi, dans la grâce et dans la douleur, mots lancés comme des uppercuts, en découdre avec la vie, avec la cavale des fictions d’un écrivain.


« Rien qu’une fugue en prose désespérément àla poursuite de son sens.  »â€¦ « â€¦ une cabane branlante àla limite de l’autofiction & du poème.  »â€¦ « La folie Charnet.  »


Miroirs brisés d’une identité toujours dérobée. Quelle(s) personne(s), quelles présences suppurent encore dans les plaies àjamais vides de l’absence ? Des absences ?


Vous êtes le sujet. Vous vous appeliez Charnet. Prénom Yves. Un pluriel peut-il désigner un individu singulier ? Dès la prime enfance, vous êtes confronté àl’inquiétante pluralité d’un prénom que vous assigne votre mère, àvous, le fils sans père – l’enfant rongé par la bâtardise.


Yves, étiez-vous donc plusieurs ?


Cette possibilité d’un écartèlement de vous-même en plusieurs morceaux, en différents Yves vous inquiéta dès l’enfance, vous plongeant dans un désarroi sans fond, un chagrin indicible. Inaudible. Sans mots. Lié àcette inquiétante étrangeté. D’exister. Fracturé, démultiplié. Unique cependant. Dans cette enfance vécue àdeux. Dans un HLM de Nevers. Avec madame Thérèse, mademoiselle votre mère, institutrice de son état. Mademoiselle Charnet, celle qui vous donna son nom, àdéfaut du patronyme paternel. Auquel vous n’avez pas eu droit. « RECHERCHE PÈRE DÉSESPÉRÉMENT  ». Votre mère vous aime pour plusieurs. Son amour se substitue au monde entier.


Amour sans nom. À nul autre pareil. Vous le relatez dans les pudeurs entre vos silences ; les interstices entre les mots, la langue : cet amour impossible et dévastateur, ce couple formé par une mère et son fils. « Cet inceste sans inceste  », vous l’écrivez. Pour lui plaire, vous lui déclamez des tirades de Don Juan, apprises par cÅ“ur. Sganarelle, Elvire, sont de passage dans votre cuisine. Thérèse vous donne la réplique en essuyant verres et assiettes. Vaisselle transfigurée en théâtre, l’évier seul témoin de votre impossible duo. Souvenirs brà»lants, souvenirs qui brà»lent. Ce n’est pas la même chose. L’enfermement viscéral de votre enfance vécue àdeux. Il y a des amours qui échappent àtous les mots qui tentent de les restituer.


De même, il est des maux qui se dérobent àtout dire.


Vous n’en aurez jamais la reconnaissance, de ce géniteur entrevu quelques fois trop rares, lorsque vous deviendrez un jeune homme. Ce géniteur qui se suicide, l’année de vos vingt-huit ans.


De père àjamais inconnu que d’être effleuré àpeine. Présence inférieure àson absence. Il faut composer la vie parmi les ruines.


De père àjamais inconnu.

Dans la province des années soixante-soixante-dix être « le fils de mademoiselle Charnet  » résonne comme une injure.

Qu’y faire hormis réussir, enfant précoce et trop doué, àréhabiliter le nom honni par les trop bien pensants qui ostracisent et jugent en détournant les yeux ?


Il advient parfois qu’une offense s’inverse en un triomphe.


Vous porterez sur votre dos les ambitions que votre mère chérissait pour vous. Henri IV, la rue d’Ulm, l’agrégation, la thèse. Vous décrocherez ces lauriers en son nom, comme pour la venger d’avoir été malgré elle objet de scandale. Je ne sais pas si vous y croyiez vraiment. À tout ce fatras et ces choses. Mais vous l’avez fait. Néanmoins. Comme un homme de passage. Vous ne l’habitiez pas vraiment, ce personnage devenu vous. Il n’y a rien au nom du père.

Rien.


Il est plusieurs manières de chuter. Et on en crève de toutes, mais jamais tout àfait. Engendrement du pire au pire. Vous le savez.


Votre maison d’édition historique, renommée ici les éditions du Crépuscule, vous refuse coup sur coup trois manuscrits. Cette chute, la douleur qui s’ensuivit, surgeon du rejet, de toutes les craintes de l’abandon. Hantise. Refus qui déclenche ici le geste d’écriture. Vous écrirez donc sur cela. Partir. À partir. La geste infinitésimale et universelle du moi se poursuit.

C’est l’innutrition par le pire, l’intuition du désastre. Du désêtre.


Quelques mois passés àSainte-Anne. Vous évoquez cette expérience asilaire dans vos Proses du fils. Entre autres.


La chute que constitue l’aliénation, la dépression qui dépossède de soi et fait qu’on meurt àbas bruit. Sans même mourir. Seul et silencieux dans une petite chambre. Désertion de l’appétit, de la musique, de tout désir. C’est en 2008. Vous nommerez ça « l’Année Blanche  ». Elle fuit tout lexique. Toute taxinomie. Toute tentative d’élucidation.


C’est l’année où vous anticipez un deuil que jamais vous ne pourrez faire. Le deuil de la Mère Impossible. Celle que votre sororale Valérie Rouzeau, votre Val de Loire appelle « sisternellement  » : « Madame Thérèse  ».

Sous votre plume, cette mère, célébrée, adorée et haïe, quelquefois : « Je pourrais te tuer  », devient, àjamais pour votre lecteur « La Vieille Dame de Nevers.  »


Son nom, désormais, ultimes mots d’amour d’un fils adressés àsa mère. Mère qui jamais n’évoque les livres de l’écrivain Charnet.


Il y a dans toute autofiction semble-t-il quelque chose de l’ordre du silence, de l’indicible. Écriture qui tente de restituer ou bien de re-situer des bribes de l’espace d’entre-mots.


D’outre-mots.


« Car tout ce dont on ne souvient pas révèle ce qu’on ne peut oublier  ». J’emprunte ici l’épigraphe du film Amours chiennes signé Alejandro Gonzalez Inarritu.


C’est personnellement àcela que j’attribue le rythme si particulier de votre écriture, rythmée, musicale. Ce swing imprimé àvos mots balancés comme des poings. Le boxeur Charnet. Vous faites d’ailleurs de vous-même votre principale victime.


L’Héautontimorouménos. Votre tant aimé Baudelaire.

Les vies au fond sont sans hasard.

On choisit bien ses bourreaux. Parfois.


Chutes, c’est aussi le livre où valsent les hétéronymes. Dans le vrac de votre « fausse péniche  », vous vous la jouez Pessoa.


Éternel intranquille en quête de filiation. Individu en quête d’auteur.

« Roger Carnet  » en hommage àRoger Sartet/Alain Delon dans le Clan des Siciliens de Verneuil, sur une musique d’Ennio Morricone, mais aussi « Monsieur Lexomyl  » « Mister Nobodyves  » et peut-être enfin celui que je préfère entre tous, la voix qui monte du fond des entrailles, prend et confisque la parole : « Monsieur Lex  » (L’-Ex).


Le professeur Charnet aussi. Vous l’êtes sans trop savoir comment. De bric et de broc vous vous êtes bricolé un costume que vous avez endossé autour de vos absences. Peut-être avez-vous du mal àincarner ce rôle d’enseignant, mais vos étudiants, vous y êtes attaché et leur jeunesse vous émeut, comme émeuvent les choses perdues insensiblement. Sans s’en rendre compte.

Problématique de toujours : s’ « in-carner  ». L’échec d’être de Roger Carnet. Comment font les autres ?


Je (ux) de masques. Vous voyez les persona de l’âge mà»r posés sur des esprits restés jeunes. Les corps qui changent. Salle des poids perdus, contours d’infranchissables absences, tentatives d’échapper àsoi, de s’échapper de soi, de son corps lesté et immobilisé sous les kilos de trop, poids d’une conscience, lourdeur d’une existence trouée sous des manques que rien ne peut combler. Vivre avec. De tous temps perdu, de tous temps un homme interrompu, dans l’incertitude du temps. Dans les « temps de la fin  ». Des fins.


Quel avenir pour ce monde ? Inquiète, votre conscience interroge notre temps présent. Les cerises empourprées sur les branches des arbres ont fané.

Leur temps, sans doute, est passé.


Éclaircies.

La pudeur de cet amour immense qu’on devine que vous portez àvos enfants. Agathe. Augustin. Le « A  » porté àl’initiale en fait des « acharnés  ». Et j’aime àpenser qu’en leur choisissant ces prénoms, votre épouse d’alors et vous-même avez tenté de leur insuffler force. Ténacité.


Étouffé vivant sous le poids de vos manques et du tant perdu, vous ne rencontrez jamais vraiment les miroirs. Pas de reflet, si ce n’est brisé.

Vous toréez le vide.

Vous êtes un homme sans ombre.

Il eut fallu la ravauder comme celle de Peter Pan.

Les enfants perdus.

Toute reconnaissance toujours impossible. Toujours.


Sans doute est-il impossible de se contempler, ou tout simplement de se voir, lorsqu’on ne vous a jamais reconnu.


Cette cicatrice. Ce corps tombé. Façonné par les chutes ; ces poings toujours serrés.

Écrire sur le ring.


Vous, vous vous seriez rêvé artiste, peintre, prestidigitateur, saltimbanque sur le fil, acteur, chanteur de variétés ou plus tardivement peut-être, torero.

Recouvert de lumière. Une vie àl’ombre des feux de la rampe. Il fait bon s’y perdre.


Vous écrivez ceci : « Rien ne règle jamais la dette d’être. Hormis quelques gestes lyriques.  »


Une lignée pas toujours fantasmée de pères sublimes ou de héros :

Delon, Sardou, Ventura, Harry Dean Stanton et sa casquette rouge dans l’errance mélancolique filmée par Wim Wenders, Nougaro, votre maître et ami Jean Delabroy, Derrida, Michel Deguy, Enrique Ponce, Serge Chauvier alias Serge Lama.


L’alcool qui dissout dans l’ivresse.

Votre fascination/identification àl’ogre Depardieu. Défiant la norme. Avec panache.


Les tableaux des peintres. Ils vous traversent. Passivation. Vous répétez souvent que vous « vous laissez regarder  » par eux.


Vos amours qui toujours prennent l’eau. Facticité assumée des pseudonymes àla transparence extérieure. Marilyn. Cassandre. La fragile Madeleine, attendue en vain, comme dans la chanson de Jacques Brel.


Votre transparence intérieure - ànous exposée.


Vieillir sans même s’en rendre compte. Au mitan de la cinquantaine. « On l’atteint sans s’en rendre compte. L’octobre des sensations.  »

On trafique avec l’art imparfait des renoncements définitivement provisoires. Au son baroque du « CÅ“ur volcan  » devenu vieux, impérieuse et mélancolique cantate. Les derniers brasiers se dissolvent dans des ferveurs ardentes.

Ultimes.


Chutes, c’est enfin, le livre des nécrologies : « L’année où Jean Rochefort est mort  », et Michèle Morgan, Jerry Lewis, Serge Doubrovsky, Harry Dean Stanton, Mireille Darc, Jeanne Moreau et j’en passe. Implacable recension de la camarde qui n’oublie personne.


Anne Dufourmantelle aussi. Elle avait écrit, entre autres, La Sauvagerie Maternelle. Elle s’est noyée en voulant sauver deux enfants de la mer mauvaise, dans l’or d’un été éclatant, sur une plage de Ramatuelle.


L’année où elle est tombée, la Vieille Dame de Nevers. L’année du vacillement d’un fils, le temps du séisme - de l’ordalie d’un homme, une année amère ; par hasard un écrivain.


Dont la voix est profondément nécessaire. Et belle. Et impérieuse. On sent toute l’exigence du travail éditorial des éditeurs de la maison Tarabuste pour donner forme àla « matière-mouvement  » du style Charnet.



On retrouve Yves Charnet sur remue.net.

10 février 2021
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