Daniel Heller-Roazen / Compter pour personne. Un traité des absents

Dans un livre intitulé Compter pour personne, sous titré Un traité des absents (dont le titre original est Absentees. On variously missing persons) et publié aux éditions La Découverte, Daniel Heller-Roazen investit la place de ceux qui n’en ont plus, qu’ils soient partis, portés disparus, bannis, détenus, malades ou – situation limite –, décédés. Il qualifie de « non-personnes » ces êtres qui n’appartiennent plus vraiment au monde, tout en précisant dans son avant-propos que « toutes les fois que quelqu’un prétend à un masque, une fonction, une identité, elles font sentir leur présence ». L’auteur veut certainement dire par là qu’occuper une place se fait nécessairement au détriment de quelques-uns, qui pourraient la convoiter, soit que la leur soit à leurs yeux moins bonne, soit qu’ils n’en aient pas ou plus vraiment. Pas sûr cependant qu’on puisse confondre personne et rôle, être quelqu’un et avoir un métier, même si, a fortiori à notre époque, on concevra facilement que ne pas en avoir fragilise la personnalité. Si l’indétermination est au cœur de l’existence humaine et assure son devenir, elle est aussi ce qui la menace. N’être plus rien, plus personne est une peur éminemment sociale. Raison sans doute pour laquelle cet horizon fascine. C’est un fait que la littérature entretient depuis longtemps – toujours ? – des connivences avec les marges, les à-côtés, les exilés ou les disparus. Comme si tout texte émanait de ce foyer absent ou marginal et rêvait secrètement d’y retourner. Comme si tout monde cultivait son fantôme, sans qu’on sache bien ce qu’il en attend ou ce que ce double pourrait bien exiger des vivants. Disparaître est une opération ayant maille à partir avec l’imaginaire, le mythe et la littérature [1], mais aussi le droit, auquel l’auteur fait la part belle dans cet ouvrage. Comme si il ne pouvait y avoir de disparition qu’à condition qu’une règle y consente.

Du droit
Le droit a un mérite entre tous, celui de statuer sur les conséquences. Aussi distingue-t-il l’absent du non-présent, ce dernier, s’il n’est pas ici, étant assurément ailleurs. Ce n’est pas le cas de l’absent : on ne sait pas où il est, on ne sait même pas si il est. Il n’est plus tout à fait vivant mais pas tout à fait mort non plus. Il est entre les deux, ou bien, comme le dit un juriste ayant contribué à la rédaction du code civil napoléonien, il n’est « ni mort ni vivant ». Si au fil des siècles cette question des absents n’a pas cessé d’agiter les sociétés, c’est que de la disparition des soldats ou des voyageurs, plus globalement de possédants – il s’agissait surtout d’hommes, les femmes étant le plus souvent maintenues dans des situations de grande dépendance – dépendait d’une part l’héritage de leurs biens, d’une autre la liberté de leur femme. Daniel Heller-Roazen aborde plusieurs types de droit, judaïque, romain, islamique, plusieurs époques aussi, afin de montrer que si dans un premier temps la question était de prouver la mort de l’absent, notamment pour autoriser le remariage de sa femme, l’enjeu s’est par la suite déplacé pour se focaliser sur les preuves de son existence. On a pu interdire à une femme de se remarier toute sa vie sous le prétexte que rien ne prouvait la mort de son époux, parfois avec la caution des papes, lesquels n’ont pas manqué de se prononcer sur le sujet au cours du Moyen Âge. Au XVIIè siècle, la tradition anglo-saxonne de la common law fixa une durée pendant laquelle la présomption d’existence prévalait, au terme de laquelle c’était la présomption de mort qui primait. Cette durée était de sept ans. Les Etats-Unis adoptèrent ce principe au XVIIIè siècle et il n’y a guère que le code napoléonien qui dérogea à cette logique pour restaurer le principe du doute. Heller-Roazen cite Marcel Planiol, jurisconsulte et éminent professeur de droit de la fin du XIXè , lequel écrit : « l’idée-mère du système de la loi française est que l’absence, quelque longue qu’elle soit, ne donne jamais la certitude du décès ». Et cela en dépit de la raison qui voudrait que la durée d’une existence ne dépasse que très rarement une centaine d’années. En un sens, selon ce point de vue, c’est éternellement que l’on est absent de même que dans certains cas c’est pour l’éternité que l’on a interdit à des femmes de se remarier. C’est à jamais qu’on est absent et qu’on pourra jouir de ses droits, si l’on revient, un jour. Vertu du patriarcat qui s’exerce par-delà la mort même, du moment qu’elle n’est pas reconnue. Car du moment qu’elle l’est ou qu’un délais est prescrit après lequel on est décrété mort, nul doute que revenir fera désordre, très grand désordre, ainsi qu’a pu en faire l’expérience le célèbre colonel Chabert, dont Balzac fit le héros d’une histoire qui porte son nom.
On peut être mort aux yeux du monde, et ne pas l’être pour soi. C’est la singulière aventure de ce colonel décrété mort au combat, enterré dans une fosse commune, mais revenu d’entre les morts après une sorte de catalepsie pour faire valoir ses droits : ses rentes et, accessoirement, sa femme, remariée et ayant eu des enfants avec son nouveau mari. C’est un fait qu’elle ne veut plus entendre parler de lui et qu’elle refuse de lui donner le moindre « liard ». Que pour finir le colonel décidera de disparaître, volontairement cette fois-ci, cédant sous le poids du monde et des actes juridiques. Néanmoins ce récit, comme d’autres situations réelles évoquées dans ce Compter pour personne, a le mérite d’ouvrir un espace paradoxal au sein d’une logique binaire, celle d’un droit pour lequel on est soit absent soit disparu, soit vivant soit mort, mais pas les deux ni non plus quelque chose d’intermédiaire. On a pu dire du XIXè siècle qu’il était hanté par une sorte de transcendance magique dont son rationnalisme voulait se défaire (confère l’exemple fameux des tables tournantes), il l’a été aussi, nombre de romans en témoignent, par une image fantastique de l’au-delà dont les revenants ou les ressuscités donnent une image. Ce n’était plus seulement la croyance qui menaçait l’équilibre social, mais la réalité elle-même qui s’ingéniait à défier le droit et à créer des situations inextricables venant souligner les limites du pouvoir comme de la connaissance. Au monde passé qui produisait délibérément des images surnaturelles de résurrection s’oppose alors un monde rationnel ne sachant plus quoi faire de ce qui revient, et qui se joue de la linéarité supposée du temps comme de l’ordre des faits que la justice se fait foi d’établir.

Collosos, imago, pittura infamante
Si le droit a réponse à tout ou presque, il est une chose sur laquelle il n’a pas prise : le corps de l’absent. Sur cette question, l’art est sommé d’apporter sa réponse, ou ce qui peut en tenir lieu. Et que le droit le sollicite ou l’instrumentalise n’enlève rien à ses puissances, au contraire, cela souligne singulièrement ses pouvoirs.
Daniel Heller-Roazen est présenté parfois comme un philosophe, plus souvent comme un professeur de littérature comparée. Au vu de son érudition et de sa méthode, je serais tenté de lui appliquer le statut quelque peu désuet de philologue. Peu de domaines semblent l’effrayer et il a de toute évidence à cœur de faire dialoguer des disciplines qui parfois s’ignorent.
L’origine de l’art est liée à la disparition. Que l’on aborde le dessin, la peinture ou la sculpture, on en revient toujours à l’histoire de cette jeune femme, Laodamie, éprise d’un jeune homme sur le départ, Protésilas, et qui eut la judicieuse idée de dessiner son profil sur un mur en suivant les contours de son ombre projetée par une lampe. Il en existe plusieurs variantes. Dans l’une d’elles, le père s’inspirera du dessin pour en faire une sclupture, dans une autre c’est la jeune femme qui fabriquera elle-même une poupée de cire à l’effigie de son amant. Dans tous les cas, le colossos (image dressée en trois dimensions) sera un véritable substitut de l’absent auquel il ne manquera que la parole. Chez Ovide, Laodamie écrira ceci à son amant, au sujet de cette image en cire : « Crois-moi : elle est plus qu’elle ne paraît, cette image : ajoute la parole à la cire, ce sera Protésilas. Je la regarde, je la presse contre mon sein à la place de l’époux véritable, et, comme si elle pouvait me répondre, je me plains. » Plus qu’une chose inanimée, moins qu’un être réel mais néanmoins investie tout autant sinon plus d’une teneur onirique et fantasmatique proche de l’animation, telle est l’imago, encore plus le colossos, puisque c’est un volume, sorte de vie éternelle à laquelle ne manquent que le mouvement et la parole. C’est beaucoup mais, pour qui croit, on serait tenté de penser que c’est un handicap surmontable. Ce qui ressort de cette histoire comme de nombreuses pratiques rituelles abordées par Heller-Roazen, c’est que le corps de susbtitution joue un rôle crucial dans le dialogue instauré entre le présent et l’absent, comme entre le vivant et le mort. Pour conjurer la puissance des spectres, un peuple de l’Antiquité Grecque, les Orchoméniens, fixaient les colossos dans la terre. L’auteur cite Jean-Pierre Vernant qui écrivit ceci : « Le colossos possède cette vertu de fixation parce que lui-même est rituellement fiché en terre. Il n’est donc pas un simple signe figuratif. Sa fonction est tout à la fois de traduire dans une forme visible la puissance du mort et d’en assurer l’insertion, conformément à l’ordre, dans l’univers des vivants » (JP Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs).
Qu’elles soient privées ou publiques, indivuelles ou collectives, les pratiques magiques liées aux images sont innombrables. Elles se perpétuent à leur manière, même si le fait qu’aujourd’hui elles parlent et bougent ne renforcent pas forcément leur pouvoir mais à l’inverse court-circuite un certain fonctionnement de l’imaginaire. Nous sommes moins crédules ou autrement, plus rationnels mais peut-être d’autant moins puissants, au sens imaginaire du terme. Sans doute fallait-il en effet être particulièrement relié au monde des absent ou des morts pour transférer sur des artefacts les actions que l’on réservait aux vivants, les bonnes comme les mauvaises, les mauvaises surtout si l’on prend l’exemple de ce qu’on appella au Moyen Âge les peintures infamantes. De quoi s’agit-il ?
Hier comme aujourd’hui, la justice ne doit pas seulement faire un sort aux biens des disparus, elle doit aussi juger les infractions des absents. De fait, les coupables ont tendance à disparaître et les procès de se dérouler parfois sans les personnes qui les ont provoqués. Comme le précise l’auteur, dans l’expression de peinture infamante, « le mot infamia doit être compris dans son sens juridique classique, celui de la privation officielle de la fama, la réputation ». La personne considérée comme infâme se voit généralement privée de fonctions ou d’honneurs. Mais en son absence, il semblerait qu’une part du châtiment demeure sans portée, d’où le recours à des « images » remplaçant le « corps manquant ». C’est là qu’interviennent les peintures de l’infamie commandées de gré ou de force à des peintres parfois fort connus (Botticelli). Ces pratiques sont limitées dans l’espace et le temps, essentiellement l’Emilie et la Toscane du XIIIè siècle, même si elles ne semblent pas disparaître avant le XVIè siècle. Heller-Roazen cite l’exemple d’un commandant des forces du pape entré en rébellion, Rodolfo da Varano, représenté en 1377 sur le palais du Podestat de Bologne « pendu au gibet la tête en bas, suspendu par le pied gauche […] avec un diable qui le tenait attaché par le cou ». On pouvait alors brûler des images, écarteler des poupées, en décapiter, ou bien encore couvrir publiquement d’excréments les armes et les emblèmes de la personne ayant outragé le tribunal en refusant de comparaître. Fonction symbolique, fonction magique, aux effets réels puisque de tels spectacles contribuaient activement à ruiner la réputation des personnes ayant cherché à échapper à la justice. On explique l’abandon de ces pratiques par l’effet désastreux qu’elles eurent sur l’image des villes y recourant. Le tourisme n’était pas encore né, mais on imagine ce que pouvait penser des habitants de telle ou telle localité les visiteurs ou voyageurs les découvrant représentés dans des postures pour le moins inconfortables, en représailles à des actions hautement condamnables.

De la mort civile
Entre l’innocent qui jouit entièrement de ses droits et le coupable qu’on exécute, il y a place pour une population de non-personnes dont la caractéristique est de ne pas pouvoir jouir entièrement de leur capacité juridique. La juridiction antique, et plus particulièrement le droit romain, s’est munie d’un outil redoutable : la capitis diminutio (littéralement « diminution de la tête »), dont par certains égards le droit moderne est héritier, que l’on songe par exemple à la déchéance de nationalité. Il s’agit de réduire une personne reconnue coupable, de limiter ses actions, sa puissance, d’entraver son existence. L’enjeu n’est rien moins que la mort civile, qu’elle soit momentanée ou définitive. Esclavage, déportation, bannissement en sont les formes les plus spectaculaires. Heller-Roazen évoque un aspect peu étudié d’une période de l’histoire de France qui l’a beaucoup été, le sort des émigrés sous la Terreur révolutionnaire. Déterminée à se débarrasser des contre-révolutionnaires en acte ou en puissance, la Convention prit un décret déclarant tous les émigrés « pour toujours bannis et civilement morts ». C’était une décision assez extrême et peu conforme à l’esprit juridique en vigueur. Un peu plus tard, au XIXè siècle, Alphonse-Honoré Taillandier, avocat de son état, dénonça ce qu’il appela une « fiction barbare » aux « conséquences les plus déplorables ». On imagine mal la souffrance que peuvent générer des décisions juridiques somme toute « incorporelles », au regard de supplices physiques. Mais on détruit la personne autrement, d’une manière plus insidieuse, par la conscience en quelque sorte, en y insufflant un poison. Songeons par exemple à l’humiliation subie par Baudelaire quand il fut placé sous tutelle par sa famille (sa mère et son beau-père), après avoir dépensé une partie jugée par celle-ci importante de son héritage. Le mal psychique est parfois plus destructeur que la souffrance physique. Souvent plus durable.
Mais il ne suffit pas de dénoncer l’arsenal juridique dont une société se dote pour brimer ses mauvais sujets. Ces opérations de diminution de l’autre sont affaire courante et concerne tout le monde. Heller-Roazen se réfère aux analyses d’Erving Goffman relatives aux interactions sociales pour suggérer combien les façons de parler peuvent être subtiles et contribuer aussi bien à la reconnaissance qu’à la mise à l’écart de certains locuteurs, un regard pouvant tout aussi bien exprimer la haine ou à l’inverse le respect, au point que ce qu’il appelle « l’inattention civile » ne doive pas être perçue comme un manquement ou une indélicatesse mais un gage de liberté. Ne pas se montrer insistant ou intrusif à l’égard de personnes inconnues étant une manière de reconnaître leur autonomie là où l’on se permettra parfois de juger l’attitude ou les propos d’un proche en lui adressant un regard réprobateur ou une remarque désobligeante. Tout un chacun à ce titre côtoie subrepticement la mort sociale ou sa possibilité (dont l’indifférence reste la forme la plus répandue), même si certaines catégories de personnes y semblent plus exposées que d’autres : citons les étrangers, les femmes, les enfants, mais aussi les personnes âgées, les malades, les serviteurs, les sans-abris… tout un monde prié de s’éclipser pour un temps plus ou moins long, selon les circonstances, la simple présence des uns pouvant gêner l’épanouissement des autres. C’est ainsi que Gulliver, auquel se réfère longuement l’auteur, après avoir sillonné le monde et découvert d’autres manières de vivre que les siennes, éprouve un singulier dégoût pour l’espèce à laquelle il appartient et qu’il a retrouvée : les (in)humains.


Compter et décompter
Anthropologiquement parlant, ce qui ne cesse de faire problème pour une société, c’est la mort, totale, partielle, son risque, sa réalité, et ce n’est pas le recul des pratiques cérémonielles qui prouvera le contraire. Face à l’énigme et au désarroi que suscite la disparition de quelqu’un, Heller-Roazen évoque le personnage kafkaïen de Gracchus, ses multiples apparitions dans des textes très courts, dont il existe plusieurs variantes. Il voit dans ce personnage de chasseur l’incarnation de cette hésitation devant ce seuil fatidique qu’est la fin ultime de toute vie. Gracchus est mort mais il revient. Quelque chose n’a pas dû se passer comme il faut. Motif de la hantise. Présence d’un corps, mirage d’une voix. Décréter la mort n’est pas une mince affaire, sur un plan médical comme juridique, un tel événement ayant de fortes répercussions sur le plan psychologique des individus et des groupes. Raison pour laquelle la société a dans ce domaine un rôle crucial à jouer, des règles à définir, des pratiques à encadrer (comme l’épisode du Covid a pu nous le montrer, plutôt sous l’angle de la faillite, rarement une société, un État, ayant montré pour ses morts un tel désintérêt).
Un motif court tout au long de la fin de ce livre, c’est le motif du décompte, lié à celui du recensement et à l’image négative qu’il véhicule. Comme si compter des personnes, c’était déjà exclure, c’est-à-dire décompter. Evoquant la Bible, l’auteur écrit : « la mort est le salaire du dénombrement ». Et de préciser : "Selon que l’on ouvre l’un ou l’autre des récits bibliques, l’incitation à compter les personnes est donc soit d’origine divine, soit d’origine satanique. Ce qui est constant, c’est sa nécessité : les hommes doivent être comptés. Le deuxième et le troisième recensement ont, de surcroît, un trait commun : le dénombrement des vivants suit de près celui de ceux tués par le fléau." Plus ordinaire, le rituel de « l’appel », auquel ont notamment recourt les administrations, est lui aussi marqué par le sceau de la négativité que représentent en creux les absents, ceux qui ne répondent pas, mais la logique du décompte est plus terrible encore : le compte peut être juste, rond ; il peut aussi produire un reste, un surplus. C’est qu’il comporte une incertitude intrinsèque qui veut que lorsqu’il est fini, les personnes dénombrées peuvent ne plus être les mêmes, porter le même nom, ou tout simplement être encore vivantes. L’étonnant sur quoi se concentre Heller-Roazen à la fin de son ouvrage, est que rien ne semble plus familier aux enfants que ces comptines [2]destinées à sélectionner ou exclure un membre du groupe, et cela non pas tant dans le domaine du jeu que dans celui qui le prépare : domaine du pré-jeu, du « jeu d’avant le jeu ». Qu’il faille choisir qui commence, composer des équipes ou éliminer des joueurs.
Aucune société humaine n’échappe à la sélection, au bon ou au mauvais tirage, fabriquant là un heureux élu, ici une personne sacrifiée. Volontaire ou choisi, par un chef ou par le destin, il y a toujours quelqu’un qui est voué à devenir momentanément une « non-personne », à sortir du lot, voire à être mis hors-jeu. Les enfants connaissent ce risque et recourent aux comptines pour produire cette exclusion terrible et nécessaire. Ce que Heller-Roazen appelle des « rimailleries arithmétiques » assument cette fonction sélective tout en poursuivant un autre enjeu, celui de faire de ce drame de l’exclusion une habitude en en répétant l’exercice. L’angoisse liée au comptage viendrait d’une « exigence minimale », propre au jeu, mais plus généralement à toute organisation humaine : « qu’il y ait au moins une personne qui n’en soit presque pas une ». On retrouve cette notion de « sacer » et son double sens : élu ou maudit. Son rôle social, aussi fondamental que ce qu’on appelle crime fondateur. C’est qu’il y a toujours une non-personne tapie dans la personne, comme l’illustre le double sens du mot : quelqu’un et son contraire, presque une chose, « cela » ou « it », dont l’existence aiderait à la constitution du groupe. Il ne serait donc pas possible de prétendre être quelqu’un sans encourir le risque de devenir personne. Terrible équation à laquelle nous sommes contraints de nous habituer, que nous mettons en œuvre consciemment ou non par nos actes, nos propos. Que nous conjurons parfois, oublions aussi, mais qui revient. Et l’auteur de conclure sur cette donnée existentielle qui semble inhérente à toute vie humaine : « Les enfants ne le savent que trop bien, être quelqu’un, c’est être exposé, non pas exceptionnellement mais régulièrement, non pas une seule fois mais plusieurs, sinon encore et encore, aux multiples façons de n’être plus que ça ».


Pascal Gibourg

29 juin 2023
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[1On citera à titre d’exemple le récent Capitaine Vertu de Lucie Taïeb, qui illustre magistralement ce que disparaître peut avoir de magnétique

[2En anglais ces comptines revêtent plusieurs noms, selon les époques : chapping, titting out, counting out, choosing up… En France certains ont pu jouer à « plouf-plouf » ou à « amstramgram, pique et pique et colégram », ou bien encore à « pierre-feuille-ciseaux »…