dans le passage un pope, de L. N. Petrov-Blanc
dans le passage un pope, L. N. Petrov-Blanc, traduit du russe par Pauline J.A. Naoumenko-Martinez, éditions Louise Bottu http://www.louisebottu.com/, février 2016, 120 pages, 14 €.
En effet, apparaissent là différents personnages dont certains qui y ont pris leurs quartiers : « Il arrive que l’on croise en même temps le pope, l’unijambiste et la femme à l’imperméable, à la rigueur le pope, les ex ou pseudo-militaires et l’estropiée, jamais les cinq ensemble, la femme et les soldats probablement ne se connaissent pas. » – ceux-là et beaucoup d’autres encore qui, tels les chiens errants, s’ignorent ou en viennent à établir un contact, si minime soit-il. D’emblée, la dimension théâtrale est évidente (« À chacun son emploi et son emploi du temps. Sur scène, dans le passage, partout l’histoire se répète : sans premier rôle, pas de spectacle. »), de même que les références plus ou moins explicites au cinéma. Dans ce décor a priori insignifiant, le comportement des passants, tous considérables sous un certain angle, finit par tenter une imagination dotée de porosité, c’est-à-dire par provoquer un mélange des observations menées avec des pensées, des fantasmes et des souvenirs, ce qui confère une épaisseur aux silhouettes parfois à peine entrevues – car c’est bien le sens de la vue qui domine, comme en attestent six des sept citations qui parsèment le livre [4]. Le narrateur est avant tout un regardeur, mi-policier mi-contemplatif, dont l’attention permet de révéler ce qui pouvait passer inaperçu sous et sur la place, à cause de la répétition quotidienne. De ce fait, le moindre écart – poches sous les yeux, rire plus fort que d’habitude, ourlet défait au bas d’une robe ou murmures à l’oreille – peut prendre des proportions inattendues, sans compter qu’un drame est vite arrivé : « Ennuyé, l’un des deux flics pense à mi-voix sur ce coup le rapport on va y avoir droit. »
Cette intrigue, exposée pour l’essentiel en phrases qui n’excèdent pas la longueur d’un tweet, a pour centre un pope aussi mystérieux que l’auteur (« Pope parmi les popes, ordinaire ou qui aurait dérapé, mal tourné, on en a vu des tas, monnaie courante. Un imposteur ? Possible, il y en a tant partout qu’on s’y perd. Bref, on n’en démord pas, ou c’est un pope banal ou c’est un pope banal. »), jusqu’à sa probable disparition, laissant ce corps dans lequel on vient buter. Le récit, qui se développe et s’enroule souvent sur lui-même, est entrecoupé de pièces d’origines diverses : des articles de dictionnaire (où l’on apprend notamment que pope provient du latin pappa qui a donné également papa) ; une recette de cuisine (pour concocter une salade justement composée) ; un patchwork où s’entremêlent boniment de camelot et prêche d’un individu qui « prend tour à tour des airs d’artiste et de prédicateur », faisant écho à l’hétéroclite mixage sonore qui se produit dans le souterrain ; une liste lexicale sur le thème du jean dans tous ses états ; un extrait de revue consacrée à l’urbanisme contemporain et, « page arrachée de vieux livre », un texte informatif sur le lavement des pieds, ici singulièrement rapproché des gestes tout aussi humbles de lavage du sol par des ouvriers.
Cela dit, cette diversité, à l’image de ce qui (se) passe dans l’endroit choisi, n’empêche pas de repérer, autour de la figure du vrai-faux pope émergeant parmi les nombreux invisibles sociaux, certains traits qui s’affirment progressivement, tel celui de la filiation déjà étymologiquement soulignée. À travers de subtiles translations, cette dernière se teinte peu à peu d’une couleur sociale (le bleu de travail), voire politique : « Gestion du temps, efficacité, rentabilité, les ouvriers des deux brigades ne se croiseront pas, ils ne peuvent pas, ne doivent pas, c’est calculé pour, prévu comme ça. », technique managériale éprouvée qui permet de diviser pour mieux régner au pays de l’ex-socialisme réel [5]… Sauf que la réalité, précisément, réserve des surprises, comme lorsqu’un membre de l’équipe 1, malgré ce minutage, finit par en croiser un de l’équipe 2 : « […] dans les bras l’un de l’autre ils rient beaucoup très fort, pleurent un peu pour la forme, font penser à un film on ne saurait plus lequel, deux pays, ou deux frères, ou un père et son fils, des retrouvailles, une histoire comme ça, des airs de. » Une histoire donc à la fois collective et personnelle, racontée avec une pudeur à laquelle contribuent non seulement le dispositif d’écriture mais aussi l’humour fréquent (« Chaque jour que Dieu fait le pope s’engage dans le passage par le toboggan central. »), ce qui donne finalement un livre aux multiples entrées.
[1] « […] plutôt qu’écrivain c’est ouvrier que j’aimerais me voir, au sens de celui qui œuvre, qui crée […] » (Jean Malaquais, Journal du métèque, 1939-1942, éditions Phébus.
[2] Philippe Chauché en parle à sa manière : « […] pour quelques roubles, l’auteur roublard […] » : http://www.lacauselitteraire.fr/dans-le-passage-un-pope-lev-nicolaievitch-petrov-blanc
[3] Pour ceux qui voudraient en savoir plus, cf. ici : http://liminaire.fr/au-lieu-de-se-souvenir-16/article/tentative-d-epuisement-d-un-lieu-1865
[4] Il y est question de l’acte de voir, à des degrés d’intériorité divers, les écrivains convoqués étant dans l’ordre d’apparition : Bonnefoy, Dostoïevski, Pessoa, Joubert, Thoreau et Céline.
[5] Cette dimension avait déjà été signalée par François Huglo : http://www.sitaudis.fr/Parutions/dans-le-passage-un-pope-de-petrov.php