Dominique Quélen | Cellules, 2
quand on regarde, on repart à chaque fois de zéro. On reprend à zéro. On cherche ce qu’il y a à voir, et s’il n’y a rien on regarde ce rien comme si c’était quelque chose, et ce quelque chose qu’on regarde, une fois qu’on l’a vu pour ce qu’il est, si difficile à interpréter qu’il soit, se confond avec la chose que c’est de regarder. Plus la chose est petite et ridicule, plus grand est l’effort à faire pour la voir et moins on regrette de l’avoir fait une fois qu’on a vu
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il n’y a rien et pourtant il arrive, il arrive en ce moment même, que dans ce rien bouge quelque chose que le plus souvent je perçois sans le regarder, soit au bord, soit réduit par un effet de perspective, aplati par mon regard où ce qui est loin se retrouve simplement plus haut dans ce que je vois, et quelquefois, parce que c’est par exemple un moucheron dans la pièce et non à la fenêtre une feuille tombant de l’arbre, un papillon (pour le peu qu’il en reste) passant d’une fleur à une autre, plus sûrement une guêpe, ou encore un oiseau (mais alors très petit) traversant, du moins pour moi, qui, le voyant l’espace d’un instant, extrais en quelque sorte ce fragment de son vol pour le poser en mouvement, non l’épingler comme on aurait fait si, étant placé du même côté de la vitre, on avait réduit les proportions de l’oiseau à celles du moucheron qu’à nommer on accorde plus d’espace qu’il n’en prend dans celui de la fenêtre
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de nuit, c’est le dehors qui me regarde. Je me vois le regarder sans le voir et être par lui regardé. Le cadre qui venait comme une ombre le contenir est éclairé. Ce que j’ai derrière moi prend tout l’espace au lieu d’être dirigé en même temps que moi vers l’avant. Là où je voyais ou cherchais à voir quelque chose, c’est à présent un fond uni. Ce qui ne se détachait pas sur l’uniformité par exemple de l’herbe quand elle n’est agitée par rien, ni vent ni animal, est ce voile noir posé à la surface sans épaisseur et que je croirais flottant alors qu’il est immédiatement posé dessous, je ne pourrais le toucher si j’avançais la main, que je verrais seulement s’avancer vers une main identique venant de derrière à sa rencontre, comme un animal nocturne, pris dans le voile, s’approcherait pour en sortir en pensant entrer dans la maison. Je le verrais émerger peu à peu, ou peut-être surgir soudain, masse incertaine, tête curieuse et indécise
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les lignes que dessine mon regard, de part et d’autre de là où je suis, tout en regardant droit devant il m’est possible d’en éprouver physiquement la réalité, comme si le point de fuite était situé derrière moi et non, en le fixant bien au centre, un peu au-dessus du tronc d’arbre (ou de quoi qu’il s’agisse), derrière et tirant le regard vers les côtés, de manière à fermer, mais sans violence, les voies que je peux supposer s’y trouver plutôt qu’un vague dégagement, de véritables voies au regard desquelles ce que j’observe en avant, depuis ma position, ne forme plus qu’un fond indistinct sur lequel en même temps je me concentre. Me voilà immobile au milieu d’un champ, ou plutôt à la jonction de deux champs dont l’un, horizontal, s’inscrit verticalement sur la vitre qui nous sépare, et l’autre, par un effet de perspective imaginaire, vient s’enrouler derrière mon crâne et l’envelopper
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quand l’endroit où je me tiens est moins sombre que celui dont je parle parce que c’est la nuit et que la fenêtre ne me renvoie de celui-ci que l’image de celui-là, plutôt que cet endroit où je suis un spectateur visible je vois les formes et les lignes qui m’entourent se plaquer sur celles que l’obscurité dissimule mais dont je me souviens assez pour les situer dans l’espace, même réduit aux deux dimensions de la vitre, et je ne fais aucun mouvement pour lui donner un semblant d’épaisseur. Mon œil reproduit en réduction la surface transparente entre ce que je vois, là où se trouve ce que je verrais si j’y voyais quelque chose, et ce que je recompose à partir de mes souvenirs. C’est le jeu entre les deux seulement qui les fait bouger
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les rayons, pour peu que je me sois légèrement décentré, produisent l’effet de profondeur que l’œil ne perçoit plus derrière la poussière de la vitre. Cette poussière, agissant comme un glacis, se déplace alors en travers de la pièce et je m’attends à voir la vitre même se défaire, s’atomiser, quitter cet agencement fortuit qui la constituait en vitre ou en écran pour prendre la forme mouvante d’un bras, d’un serpent, d’un ver à déposer, par une série d’opérations de langage, ici. Ce qui s’agite à l’intérieur du bras ressemble, en plus petit mais d’une taille identique à l’œil avec la perspective, aux feuillages où les seules ombres immobiles sont les fruits verts qui se confondent avec le dessous des feuilles. L’exercice quotidien suppose un goût pour l’ennui que même l’anecdote (une pie tenant une noix dans son bec) creuse et fait surgir. On est un instant sorti du vide qui nous remplissait
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quand on extrait un détail et que par le regard on accorde à telle ou telle de ses parties le rôle d’un détail, cette partie en prend l’aspect. Chaque carreau pris indépendamment, non seulement la perspective s’en trouve modifiée, et l’occupation de l’espace, le rapport des lignes entre elles, mais de nouveaux récits se révèlent à travers ce fragment. L’entame d’un mur aux briques à rejointoyer, dont la vue est coupée par le tronc d’un houx parti de travers, devient une structure finie destinée, c’est là le récit, à remplir son rectangle de cadre à la façon d’un liquide arrêté presque à ras bord pour ne laisser qu’un mince intervalle en forme de trapèze très écrasé, moucheté de végétation, qui n’est plus en retrait mais en surplomb. Un liquide oblique en surface, exempté des lois de la physique
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la lumière n’est pas ce que je vois quand je regarde devant moi sans rien fixer en particulier. Comme il n’y a plus, à l’œil, de partie couverte et abritée, la vitre ne sépare pas le lointain de ce qui est placé en deçà. L’ensemble forme un seul élément, d’une matière homogène, au milieu duquel, le rapport des choses entre elles s’étant inversé, le cadre devient une armature comme il y en a dans le béton armé, ici un espace à peu près vide où il suffit de le vouloir pour y entrer, chose impossible puisqu’on ne peut suivre ses lois qu’en y étant
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un espace ouvert au sein d’un espace fermé, devant un espace sans bornes auquel l’espace fermé fournit, sur un côté, les siennes. À l’intérieur de l’espace ouvert dans l’espace fermé, je me tiens dans un espace fermé sur deux côtés, derrière et dessous, le regard fixé sur l’écran transparent qui borne mon espace et ouvre sur celui dont, de l’autre côté, les bornes ne sont fixées que par les limites naturelles de mon regard, sans lequel elles n’existent pas. L’espace entre les traverses n’est pas vide mais en sépare et réunit deux autres, en deçà et au-delà, où l’air entre les objets en définit les contours et les rend poreux. Tout l’espace se remplit ainsi et contient le cadre que je vois complètement sans bouger
5 novembre 2020