L’écologie sociale : penser la liberté au-delà de l’humain

Le 7 février dernier a paru aux éditions Wildproject L’écologie sociale, une anthologie de textes inédits de l’éco-anarchiste états-unien Murray Bookchin (1921-2006), dont j’ai effectué la traduction. Celle-ci explore les soubassements philosophiques du « municipalisme libertaire » pour lequel il est le plus reconnu. Je recopie ici en exclusivité les premières pages de la postface que j’ai rédigée pour l’occasion.
Marin Schaffner

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J’ai découvert Murray Bookchin et son œuvre il y a trois ans – ce qui est peu. Pendant ces trois ans, j’ai lu la grande majorité de ses écrits, qui me sont apparus d’emblée d’une profonde justesse pour notre temps. Je m’y suis retrouvé comme dans aucune approche politique auparavant. Et j’ai pu relier ses idées libertaires à mes engagements écologiques, anticoloniaux et pour une pédagogie émancipatrice, jusqu’à les métaboliser, car tout y était déjà en germe.

Bien qu’il soit l’une des figures majeures de l’éco-anarchisme au XXe siècle, on connaît peu Murray Bookchin en France. Depuis les années soixante-dix, quelques revues et auteurs radicaux ont porté sa voix et l’ont traduit. Pêle-mêle et de façon non exhaustive : Silence !, La Gueule ouverte, Helen Arnold et Daniel Blanchard [1], l’Atelier de création libertaire de Lyon, Vincent Gerber plus récemment, etc. Mais si l’on prend du recul sur l’importance de l’œuvre qu’il a laissée et la manière dont celle-ci a recomposé le champ de l’écologie politique occidentale dans la seconde moitié du XXe siècle, Bookchin fait partie des figures marquantes, aux côtés d’Ivan Illich, Günther Anders ou encore André Gorz.

Ce qu’on retient de lui, quinze ans à peine après sa mort, c’est surtout le « municipalisme libertaire » – ce système politique d’assemblées populaires en démocratie directe, fédérées en communes écologiques autonomes, elles-mêmes confédérées en Communes plus larges – qu’il appelle « communalisme » à la fin de sa vie et qui a été mis en place et appliqué de façon concrète (c’est assez rare pour être souligné) par les Kurdes du Rojava depuis 2014 – et, de façon un peu moins directe, par les zapatistes au Chiapas depuis 1994 [2].

Toutefois, ce mode d’organisation politique, d’une si grande justesse écologique et humaine, n’est que la partie émergée d’un travail plus profond et plus large de théorie critique et de philosophie qui aura tenté, sur plusieurs décennies, de ramener vers l’écologie politique les fondements libertaires formalisés depuis les Lumières – ces mêmes fondements libertaires qui portent les émancipations sociales partout sur la planète depuis la nuit des temps.

Dénonçant le scandale des pesticides aux États-Unis dès 1962 (tout en même temps que Rachel Carson et son Printemps silencieux) [3], Murray Bookchin aura entremêlé sa vie durant une double critique du capitalisme et de l’État – et des sociétés plus largement – en s’opposant tout en même temps à la destruction de la « Nature » et à la domination sur les « Hommes ». Dès 1964, il écrivait :

Ce n’est pas seulement dans la nature que l’être humain a créé des déséquilibres, c’est aussi, et plus fondamentalement, dans sa relation avec son prochain et dans la structure même de la société ; et les déséquilibres qu’il a provoqués dans le monde naturel résultent de ceux qu’il a provoqués dans la société.

Ce qu’il reformulera de façon plus synthétique dans The Ecology of Freedom (1982) : « L’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain. » Ce fil-là, à partir duquel il aura tissé la plus grande partie de son œuvre, c’est celui de l’écologie sociale, une théorie de philosophie écologique et politique qui replace de façon radicale la question de l’éthique au cœur des actions collectives humaines – l’humain, cet animal doué de conscience qui, par ses choix, peut orienter ses actions.

Les deux principaux ouvrages qui composent cette anthologie de textes – The Ecology of Freedom et The Philosophy of Social Ecology – creusent en profondeur cette question des liens constitutifs et réciproques entre société et nature, faisant voler en éclats les dualismes occidentaux dits « modernes ». C’est l’idée qu’un immeuble en béton ou une voiture ne sont pas moins « naturels » que la Nature, mais que c’est un autre type de nature – et qu’il convient donc, de façon éthique, de savoir quelle nature nous créons, nous humains (et dans quelle mesure cela sert ou non l’évolution naturelle qui nous a permis d’exister).

Le travail de sape de Murray Bookchin à l’encontre de toute forme de domination (de genre, de race, d’âge, de classe, comme envers le monde naturel) est l’une des principales clés pour comprendre la richesse de son œuvre. C’est ce parti pris-là qui l’a guidé dans ses manières de repenser la société (critique de l’urbanisation, éco-communautés, éco-technologies, etc.), dans ses analyses historiques (Commune de Paris de 1871, Révolution russe de 1921, ou encore Révolution espagnole de 1936) et dans sa critique du capitalisme d’État (dénonciation d’une économie de la rareté qui entraîne marchandisation, artificialisation et aliénation). Mais, c’est aussi depuis cette perspective qu’il a bâti l’ensemble de sa philosophie de l’écologie – une philosophie de la liberté dans le monde naturel, et donc de la liberté au-delà de l’humain.

Son approche aura été tout sauf superficielle et ne répondait pas à un effet de mode : pour Murray Bookchin, c’est par l’écologie (et les preuves qu’elle apporte sur la coévolution, l’entraide, la symbiose et les interdépendances) que nous pouvons prendre mieux conscience de nos fourvoiements anthropocentrés et construire de nouveaux modes de relations socio-naturelles.

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Pour les curieuses et les curieux :
• La présentation du livre sur le site des éditions Wildproject
• Le communiqué de presse de publication
• Et un article de Libération sur le municipalisme du 18 février dernier.

28 février 2020
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[1À qui l’on doit le premier recueil de textes de Bookchin en français – Pour une société écologique. Recueil de textes et préface inédite de l’auteur (trad. Helen Arnold et Daniel Blanchard), Paris, Christian Bourgois, 1976.

[2Pour le Kurdistan, voir notamment l’ouvrage collectif La Commune du Rojava (Syllepse, 2017) ; et pour le Chiapas, voir notamment Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (La Découverte, 2014).

[3Un ouvrage resté bien moins célèbre que celui de Rachel Carson et traduit seulement récemment – Notre environnement synthétique, Atelier de création libertaire, 2017.