Épisode 2 : « Le Caractère de Toinette »

Épisode 2 : « Le Caractère de Toinette »

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fin de l’année 2022-23 : élèves de Première, niveau A2 à B1. Lundi 6 juin :


Les UPE2A se préparent « entre eux » à un oral de contrôle : 2 minutes d’exposé sur un texte de leur choix. « Entre eux » : sont présents cet après-midi six élèves seulement : Isidora, du Monténégro. Niloy, du Bengladesh. Sepideh, d’Iran. Armen( [1]), d’Arménie. Victoria, de Moldavie. Elisa, du Brésil – cette classe UPE2A est une sorte de répétition générale de l’examen de fin de Première. La Première est leur classe de « rattachement », à laquelle ils devraient avoir été progressivement intégrés. (Mais ceux là, me dit M.B., n’ont pas été inclus progressivement : ils suivent tous les cours avec leur classe de rattachement dès le mois de septembre, après une UPE2A niveau 1 l’année précédente).

Tous les élèves ici présents ne sont pas « rattachés » à la même Première.

Isidora, originaire du Monténégro, a choisi de présenter une œuvre emblématique de son pays : œuvre composée en 1846, une date clef pour l’éveil de bien des peuples à l’idée de « nation ». L’auteur, Njegoṧ Petar Petrovi¢ (1813 – 1851), se fait le chantre d’un événement du XVIIIe siècle : le combat du peuple monténégrin contre les Turcs. Les Lauriers de la montagne, ou Couronne des montagnes, confine à l’épopée, argumente l’élève … qui nous présente ses notes (dont prélèvements internet) – auxquelles ils n’auront pas droit durant l’examen. De fait, le père de l’élève, en France (contrairement à la Maman, restée au Monténégro), lui a conseillé, nous explique-t-elle, d’établir un lien entre cette œuvre et sa propre vie. Isidora n’a pu rejoindre son père en France que tout récemment : le dernier président du Montenegro, élu en 2023, Jakov Milatovic, est un pro européen (le précédent l’était officiellement, mais la corruption empêchait les effets d’une ouverture prétendue vers l’Europe). A la faveur de ce changement, la jeune fille a pu quitter son pays et rejoindre son père en France. Elle identifie (paradoxalement) sa quête individuelle (via l’« étranger ») au combat pour l’indépendance de ses compatriotes. Marie Boussicaud m’apprendra plus tard que la Maman, en conflit avec le père, a repris l’élève avec elle au Montenegro. Isidora n’en a prévenu ni son professeur, ni ses ami.e.s.

À noter : les élèves UPE2A sont autorisé.e.s à présenter à l’oral de français (deuxième partie des épreuves orales, nous y reviendrons) une œuvre dans leur langue maternelle.

La « corruption » … L’occasion de réfléchir à la tournure : « penser à l’argent ». Pourquoi dit-on « penser à l’argent » plutôt que « penser de l’argent » ? Nous reviendrons sur l’apprentissage du complément d’objet indirect (COI), une étape quasi initiatique de l’apprentissage du français (pour les UPE2A rattaché.e.s à la classe de Seconde).

Armen (originaire d’Arménie) a choisi de parler de Cyrano de Bergerac. Encore une œuvre en vers, encore une œuvre du dix-neuvième siècle. Mais plus tardif. Les élèves doivent situer le « genre » (poésie, roman, théâtre, littérature d’idées) de l’œuvre choisie, le « courant littéraire » auquel elles appartiennent : si possible le contexte historique. De sa présentation, je retiens la sensibilité d’Armen au comique (sous la contrainte du vers) et à la peur de l’humiliation (de Cyrano devant Roxane).

Autre réflexion d’Armen : en début de cours, Marie Boussicaud leur présente quelques traits du fonctionnement de « Parcours Sup. ». Armen ne comprend pas ce que peut vouloir dire : « faire un vœu » … Et, en effet, on peut s’interroger sur la pertinence, dans un tel contexte, de ce vocabulaire hérité de la superstition, ou de la religion. Le prisme d’une oreille étrangère ne peut que nous conduire à questionner notre langage...

Les difficultés d’Armen au cours de son exposé :

« il mort », pour « il meurt ».

« cousin », prononcé « cousine ». (On en revient au problème de la prononciation des sons complexes, déjà effleuré à l’épisode 1. Ici, les voyelles nasalisées : en fin de mot, elles seront prononcées par l’élève comme si nous avions un « e » muet. Cette confusion fréquente fait l’objet d’un polycopié, et de sections de cours ...)

Armen : je dois « adapter mon langage ». Il s’agit de passer d’un registre « familier » (« du coup », a-t-il dit), à un registre conseillé par l’enseignante : « donc » ou « ainsi » remplacera « du coup ». La distinction entre différents registres de langage (qu’est-ce qu’un langage « soutenu » ?) cartographiés par les programmes d’enseignement, est l’un des soucis de Marie Boussicaud. Il faut dire que le cours de soutien au français n’est pas étanche, les élèves reçoivent toute sortes de sons de l’extérieur : dans sa composition autour des fables de La Fontaine, Freddy a écrit "connard" pour "renard"...

Le 6 juin 2023, après-midi 14 heures : l’heure suivante est consacrée à la lecture, par les élèves rattaché.e.s à la classe de Seconde (11 élèves), de la scène 10, Acte III, du Malade imaginaire, déjà mentionnée. Les élève sont désireux de lire la scène à voix haute. Un garçon lit le rôle de Toinette, une fille lira Argan.

Avec ces Secondes en fin d’année scolaire, la lecture à voix haute de la scène est l’occasion de quelques questions, comme (à cause de la récurrence du mot « poumon ») :

1. de nouveau la difficulté à prononcer les diphtongues (en particulier le « ou » français, facilement déconcertant pour des locuteurs du « u » prononcé « ou »).
Pourquoi "prendre le pouls" se prononce-t-il "prendre le pou" ?

Qu’est-ce que le poumon ?

2. de nouveau, la distinction, à la lecture, entre « e » muet et « e » prononcé. Dans un recensement des organes du corps, Josué nous parlera du rein en annonçant "reine".

3. Qu’est-ce que l’hypochondrie ? Connaissent-ils l’expression française « avoir mal au cœur » pour avoir la nausée ? Le 31 mai 2024, étude de la même scène du Malade imaginaire en niveaux A2 et B1 : Mohammed [2] nous apprend que l’expression existe en Algérie (arabe parlé). Les régimes alimentaires évoqués par Toinette donnent à Marie l’occasion de parler d’hygiène alimentaire : « Attention à la quantité » (de graisses, de féculents), prévient-elle Juan Carlos … (Juan Carlos : Brésil. L’année suivante, 2023 – 2024, Juan Carlos passe en Première technologique dans un autre Lycée). Juin 2024 : Kévin, Brésil, est heureux d’avoir tenu un régime sans sucre sur une durée d’un mois. Il nous raconte le bénéfice qu’il en a tiré.


… Puis, l’enseignante pose à ses élèves cette question : « est-ce que vous comprenez le mot de « servante » ? » (à la différence du mot « serveuse », un métier pratiqué par la Maman de l’un ou l’autre d’entre eux). Et : « à quoi reconnaît-on qu’une pièce est une « comédie » ? »

Je fais suivre ce compte rendu sur Toinette, une « servante » qui démasque le corps social, d’une incursion dans une séance sur l’esclavage, qui aura lieu le vendredi 26 avril 2024, avec des UPE2A rattaché.e.s en classes de Seconde.

Le dossier sur l’esclavage communiqué aux élèves suit de peu (est concomitant avec) un dossier sur le mouvement des « Lumières ». Les élèves sont invité.e.s à rédiger une douzaine de lignes sur leur « expérience » (imaginée) en tant qu’esclave. Première réaction de deux ou trois d’entre eux : confier à ChatGPT le soin de rédiger leur « témoignage » ! (Entre temps, ils ont pourtant lu en classe (polycopié) quelques extraits choisis de Olaudah Equiano, réduit en esclavage très jeune : Ma véridique histoire, 1789). La tricherie est si ostensible que l’enseignante leur demande immédiatement de recommencer. Pour certains élèves comme Freddy (Pérou), nous disposons de deux « témoignages » : l’un emprunté à l’IA, l’autre de sa main.

Janindu, originaire du Sri Lanka, n’est arrivé qu’en février de cette année (2024), il y a sept semaines. D’où ces intéressantes maladresses à noter dans sa copie : Il s’imagine vivre dans un petit village du Sénégal : « En 1770, je vivais dans un petit village au Sénégal. Dans le bateau j’ai parlé avec un Blanc l’homme [...] » : chaque fois que Janindu utilise dans sa rédaction le mot « Blanc » (substantif), il le fait suivre du mot « homme ». « En la marché de l’esclave, un blanc de l’homme emmené moi. Donc je suis allés à la maison de blanc emmené l’homme. Après ce jour, ils utilisent moi tous les jours comme un animaux. Mais un jour, Le Dieu est donné Liberté pour moi. La France abolition de l’esclavage. »

La succession des termes : « Blanc » / « homme », « moi » / « animaux », « Dieu » / « Liberté », « France », est-elle fortuite ? Les élèves sont invité.e.s à utiliser dans leur rédaction les mots de la leçon. Mais je reviendrai sur la présence « résiduelle » (non-ostensible, néanmoins audible) de Dieu dans leurs propos, que j’ai eu l’occasion de constater (par exemple) lors d’une séance de description de tableaux (peinture : Cf séquence 3).

Les élèves sont censé.e.s utiliser dans leurs comptes rendus des mots de la leçon sur l’esclavage, comme par exemple : le mot « abolition ». Evgenia, dite Génia, originaire de Russie (Moscou), me précise entre deux séances que ... oui, son camarade Diyor, ouzbek, parle russe en effet ... mais enfin il n’est pas russe !! – Le russe, comme l’anglais dans notre séquence précédente, serait un marqueur social. Génia écrit : « La personne qui regardait sur l’esclave s’appelle un colon » : un anglicisme dont l’inventivité me touche, d’autant que Génia est exigeante à l’oral : elle souhaite affiner son langage. Elle écrit : « nous avons tous la chance ne naié [pour naître] après l’abolition de l’esclavage. »

Génia décline ses infinitifs comme si les verbes français étaient tous du premier groupe. Marie Boussicaud, bien sûr, leur a exposé les différents groupes des verbes français. Dès janvier 24. Mais tous n’assistent pas à tous les cours de soutien en français UPE2A : plusieurs d’entre eux rejoignent d’autres cours. Soit dans leur classe de rattachement, soit dans des classes de soutien sur d’autres matières (Histoire, Sciences de la Vie, Mathématiques, Théâtre...) : en fonction de leur niveau, de leur projet … Nous aborderons ces programmes très « à la carte » en séquence 6, au fur et à mesure des entretiens individuels d’orientation.

D’ici là, comment traiter le problème de la conjugaison des verbes ? Parfois, par la poésie. Début 2024, l’enseignante distribue un dossier de poèmes assez didactiques sur ce sujet : exemple Déménager, de Georges Perec. Composé exclusivement d’infinitifs, presque tous du premier groupe. Premier groupe dit « en -ER ». Sauf : « faire » (« Faire place nette »). « Descendre », « Partir ». Mais pour Kaihan, qui relève « descendre » comme n’étant pas du premier groupe, « casser, brûler, porter, et soulever n’appartiennent pas au premier groupe (ER) » Comment leur faire comprendre ? En début de devoir, Kaihan relève dans un poème sur La conjugaison des temps que « elle a disparu » (« elle a disparu dans ce présent ») est un passé composé. C’est bien. Mais l’infinitif ne peut être que « disparer ». Puisque celui de « essaye », présent, comme le relève Kaihan, est « essayer ».

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8 juillet 2024
T T+

[1M.B. : J’ai deux Armen ! Un qui était l’année dernière en 1° et qui était arrivé l’année d’avant. Il est aujourd’hui (2023 – 2024) en Terminale. Et un arrivé en février 2023, qui est toujours avec moi, en 2nde. Il passe en première à la fin de l’année.

[2B.V. : Je connais Mohammed depuis novembre au moins (voir séquences 1 et 3). Mais ce jour-là, le 31 mai 2024, je n’en reviens pas de son aisance : Le voilà qui nous initie à la prise de pouls sous l’oreille ! Et je remarque que ceux, parmi les UPE2A, qui ont naturellement / ou progressivement acquis cette aisance, auront avec leurs camarades une attitude de « relai » bienveillant, leur ré-expliquant ce qu’ils semblent n’avoir pas compris. D’où parfois de brèves apartés dans toutes les langues, afghan, espagnol, russe, moldave, … Curieusement, nos deux élèves sri lankais, toujours côte à côte, restent très discrets sur la langue qui est la leur.