UPE2A, épisode 5 : "La Balle est dans leur camp"

La Balle est dans leur camp.


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6 mars 2024, 9h30 : huit élèves viennent tout juste d’assister à un cours d’Histoire sur les évolutions démographiques mondiales. Ce cours d’Histoire, financé par les institutions européennes (« Fonds Social ») sur demande (démarches administratives) de l’enseignante qui coordonne le soutien aux UPE2A, Marie Boussicaud, leur est spécialement adressé. Pour accélérer l’insertion dans leur classe de rattachement, les élèves sont invité.e.s à suivre entre eux (UPE2A) (en plus du français) un cours d’Histoire & Géographie, un cours de sciences naturelles (SVT - on l’a déjà évoqué), sciences physiques, anglais, espagnol, SES (Sciences Economiques et Sociales), atelier de pratique théâtrale (théâtre et Arts du geste), Initiation aux media et Orientation [1], TICE (heures d’informatique)... Tout cela en fonction de leur emploi du temps, négocié « à la carte » en dialogue avec les enseignant.e.s.

Le « Jogging d’écriture » :
Aujourd’hui, pendant l’heure de soutien au français, Marie inaugure une nouvelle pratique : le « jogging d’écriture ». Chaque élève est invité.e à composer oralement deux phrases, que l’enseignante note au tableau.

Problème n°1 : dans quel temps s’exprimer ? Les élèves arrivé.e.s récemment (niveau A1) proposeront une phrase au présent. Arrivé.e.s moins récemment (niveau A2), ils ou elles conjugueront au passé composé. Les plus ancien.ne.s (niveau B1) essaieront des temps « plus difficiles » (le conditionnel : une phrase avec subordonnée ; cf. la concordance des temps...)

Janindu (Sri Lanka) est arrivé tout récemment (février). Il se risque :
« je vais à l’école » !!
A la rentrée 2024, mardi 17 septembre, Edouard, originaire de Chine, nous dit : « Hier je suis malade ». En chinois, les temps se déduisent du contexte. Et Krishanne, des Philippines, propose un intéressant « je malade ».
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Revenons à mars : Josué, dont on a décrit l’arrivée en décembre (épisode 1) :
« hier j’ai organisé mon classeur ». L’enseignante note au tableau et propose : « j’ai rangé ».
Fredy (Pérou), dont on connaît l’humour (épisode 3) :
« j ’explique la différence entre le passé composé et le présent » 
Agustina (Argentine) :
« Hier j’ai étudié pour un contrôle de mon lycée en Argentine ». (Agustina poursuit en distanciel ses études en Argentine.)
Luana, qu’on connaît mieux depuis l’épisode 3, soulève une nuance importante :
« Quand j’étais petite, mes cousins et moi [personne pronominale ?] jouions ensemble. »
Certaines langues autoriseront l’élision du pronom personnel. D’autres non. Le français ? La classe conjugue « jouer » (premier groupe) au présent : Marie fait remarquer que « je joue, tu joues, il joue, ils jouent se prononcent pareil » (homophonie). A l’imparfait (qui nous intéresse dans le cas de Luana), « je jouais, tu jouais, il jouait »... D’où l’habitude prise, en français, de préciser le pronom. Rappelons que Marie est hispanophone : l’espagnol élide couramment les pronoms. Luana vient du Brésil : qu’en est-il du portugais ? Question à poser à l’élève.

Problème n°2 : le « niveau » de langage. Exemple : parlant de La Cigale et la fourmi, de La Fontaine, quelqu’un relève ce propos de la cigale : « j’en suis fort aise », que Kévin traduit : « c’est pas mon problème ».
Mohammed (Algérie) :
« Tu peux fermer la porte [s’il-te-plaît] ? » « s’il-te-plaît », prononcé dans un second temps. La question (sans nécessité d’injonction) se devine au ton. Mais Mohammed propose aussi, à l’oral : « est-ce que tu peux fermer la porte ? » et ajoute : « parce qu’il fait froid ».
La distinction entre les niveaux / les tonalités nous conduit à évoquer l’injonction : impératif.
« Ferme la porte ! » (un mode dans lequel le français se passe de pronom)...
Mais Evgeniia (Russie) :
« Peux-tu fermer la porte s’il-te-plaît ? » Marie aura l’occasion de remarquer l’exigence d’Evgeniia, à qui il arrive de n’avoir pas encore les moyens de son ambition. Elle en parle justement dans une belle phrase :
« Le temps passe trop vite quand j’essaie d’imaginer quelque chose pour le jogging d’écriture » !
Et sa deuxième proposition :
« Trois mois passés que je dois trois euros à la croissanterie » … Qui soulève la difficulté, dans toute langue, de l’expression du passage du temps : « ça fait trois mois que je dois ... »
Kévin (Brésil) : « j’habite ici ça fait un an et demi »
Sayuru (Sri Lanka) : « aujourd’hui matin je prends des céréales à mon petit déjeuner ». « Ce matin », corrige Marie.
Mais Evgeniia ne s’arrête pas là : « Hier le ciel était tout blanc sauf un trou dans lequel on peut voir un trait de soleil » : concordance des temps ! – « Les rayons du soleil », interroge Marie ?

Problème n°3 : complément d’objet – direct, ou indirect ? Mohammed essaie de contourner la difficulté :
« Peux-tu m’aider avec la fourniture ? » Traduire : « Peux-tu m’aider à déplacer les meubles ? ». Marie interroge : « m’aider ». « Moi » = complément d’objet direct, ou indirect ? … Une occasion pour moi de relever la « plasticité » d’un verbe comme aider, intransitif au xviième siècle – qui l’est resté en allemand. Et, puisque on en est à la préposition « à », Freddy enchaîne : « Est-ce que je peux aller à les toilettes ? » … Janindu aura plus de chance avec :
« je suis allé à la Tour Eiffel ».


On n’a pas encore assez parlé, dans ces comptes rendus de séances, de l’importance de l’alimentation. Sur le plan pédagogique, l’alimentation importe à trois titres : son rôle sur la santé (cf. la scène du Malade imaginaire étudiée en épisodes 1 & 2) – L’alimentation moteur du commerce et des grandes découvertes (intervenue, par exemple, dans les cours sur l’esclavage, épisode 2) – Et les habitudes alimentaires dans le monde : Marie projette au tableau l’exposition « Hungry Planet, What the World Eats » du photographe Peter Menzel... Défilent des portraits de familles entourées de ce qu’elles mangent avec, en légende, le montant (chiffre) de leurs dépenses hebdomadaires. Les élèves ont été sensibilisé.e.s à l’alimentation dans le monde par une visite de l’exposition au Musée de l’Homme : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ». On les a averti.e.s des classifications en : féculents . graisses . fibres . protéines, etc. Ils regardent au tableau les photos de Peter Menzel. Fredy (Pérou) commente le portrait d’une famille équatorienne :
budget hebdomadaire : « 21,80€ ». « Non », lui dit Marie, on dit : « 21€ 80 ».
La famille compte 9 personnes. Elle montre du riz, du pain fait maison, des bananes Plantin. « Une famille heureuse si l’on est végétarien ! »
La famille italienne (5 personnes) dépense 215€ pour la semaine. L’enseignante fait remarquer un excès de pains, de sodas, de sucres (Nutella).
La famille tchadienne : 0,90€ de dépenses hebdomadaires, on ne voit que du riz.
La famille polonaise dépense 104€, montant qui comprend la nourriture du chien, présent sur la photo. Les grands-parents aussi font partie de la famille.

Le « jogging d’écriture » est devenu un rituel du matin :
Janindu : « Hier, j’ai mangé du riz pour le dîner » Je m’étonne que Janindu, encore peu sûr, ait su cibler la préposition « pour ». Marie l’a-t-elle aidé ? Je ne l’ai pas noté.
Luana : « Lundi, j’ai préparé le dîner pour mes parents » – autre usage de « pour », qui ne fait pas débat [2].
Plus tard, « poisson salé » sera prononcé « poisson sale » et, au moment où Mohammed nous apprend qu’en Algérie on dit aussi : « j’ai mal au cœur » (épisode 2), Josué enchaîne sur les reins et prononce « reine ». L’apprentissage de la prononciation sensibilise à la rime : comment se prononce le « beurre » ? Comme la peur... En outre, Marie évoque l’usage des aliments dans des expressions qui les abstrait : qu’est-ce donc qu’« être chou » ? « avoir la pêche » ? Et pourquoi « ramène-t-on sa fraise » ?

Qu’on les transporte ou qu’on les mange, on doit faire précéder les aliments d’un mot appelé « déterminant ». Ici, l’article partitif : Janindu mange « du » riz. Marie fait remarquer qu’on transporte « du » bœuf, et non pas « boeuf » tout court. Et que dire du sucre ? Kévin, originaire du Brésil, vient de s’astreindre pendant un mois à un régime sans sucre ! Il en est très content, dit avoir « perdu du gras et gagné de l’énergie » – Il aimerait poursuivre en France des études de médecine.
Fyorella (Vénézuela) a plaisir à cuisiner. De tout. Elle essaie ce qu’elle ne connaît pas. Elle a cuisiné une ratatouille, qu’elle n’a pas réussie. Parce qu’elle a « mis tous les légumes ensemble »...
« Est-ce qu’ici, en France, vous avez goûté quelque chose que vous n’aviez jamais mangé ? », demande l’enseignante.
Victor (Brésil) affirme n’avoir découvert le pamplemousse et les haricots verts qu’ici en France : « Ce week-end j’ai mangé une casserole de moules seules sans frites au curry vert » : voilà une belle déclaration d’insoumission au règne de la frite !
Sayuru propose : « La semaine dernière, nous sommes fermés notre marché. » Correction : nous « avons fermé notre magasin » ! Fredy : « quand je suis arrivé en France j’ai goûté le Nutella » (on y revient ! Une occasion pour l’enseignante de faire remarquer qu’« arrivé en France » s’accorderait au féminin, alors que « goûté », précédé de l’auxiliaire « avoir » – NON !)
L’apprentissage du genre ne va pas sans un apprentissage du nombre : chaque lettre de l’alphabet porte un chiffre, je n’assisterai finalement à cet enseignement des chiffres de l’alphabet qu’en septembre 2024.

Lucas (Colombie), est chargé de veiller à ce que la liste de mots français suivante soit classée par ordre alphabétique :
cadeau . calculatrice . cahier . cancre . cartable . crayon. clef. claire . collège . classer …

Lucas fera ça très bien.
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2 novembre 2024
T T+

[1Marie Boussicaud : ce sont des heures où je vais travailler sur le projet de l’élève, faire des recherches sur le site de l’ONISEP pour savoir quelles formations l’intéressent, dans quels lycées il doit postuler, s’il doit aller en pro, en technologique, à quoi ça correspond ...

[2La perception par les élèves de la préposition française est un processus passionnant à observer. Placé.e.s en situation d’emprunter un livre au CDI du Lycée pour les vacances de la Toussaint (2023), les élèves réagissent aux ouvrages présentés par Marie et par la bibliothécaire. Kaihan : « Chacun a un sens POUR la vie. Ce sens est unique. » Et, de fait, chacun va emprunter un livre. Diyor (Ouzbékistan, épisode 4) emprunte L’Etranger. « Emprunter » ? Qu’est-ce que ça veut dire ? « Prendre, puis rapporter », explique l’enseignante...