Éric Vuillard | Une sortie honorable

(Carte postale des années 1920)



Les lecteurs d’Éric Vuillard savent qu’il affectionne la confrontation des acteurs de l’histoire : les gouvernants, les possédants, les dirigeants - et leurs victimes. L’injustice du monde est une vérité dont on ne se remet pas. Il faut en connaître le détail pour s’en faire une idée. Il faut consulter des archives, identifier des personnes, leur attribuer des noms, parfois communiquer les numéros par lesquels elles étaient désignées. Cela participe du système, de la déshumanisation comme du rendement. Ici c’est l’Indochine qui donne son cadre au récit, ses liens avec la France, économiques, politiques. Ainsi apprend-on dans Une sortie honorable que Taylor inspira Michelin quant à la gestion de ses plantations au Viêt-nam, gestion au cordeau, des forêts comme des êtres humains, corvéables à merci. Et de voir se dessiner dans le même temps sur la toile de fond du récit l’ombre portée du Bibendum de l’entreprise de pneus : le corps amaigri et torturé d’un coolie ayant cherché à fuir ses tortionnaires. L’auteur a lu un rapport de l’inspection du travail sur les pratiques de cette entreprise dans les années 1920, il nous en fait part à sa manière : concise, sentie, mordante. On se trouve dans un monde que divise une ligne rouge, une ligne de sang où paradoxalement le bon côté, celui où l’on sauve sa peau, est celui de l’abjection.

Formellement, le livre alterne les moments indochinois avec les moments français. Feuilletage du temps, montage spatial sont au cœur de sa construction. Ainsi, après une ouverture cinglante sur les atrocités commises par les colons, s’ensuit une plongée dans l’Assemblée nationale des années 1950 (journée du 19 octobre) qui doit faire face au fiasco à venir que représente la guerre d’Indochine. Le titre le laissait présager, c’est le point de vue politique qui est privilégié. Le ton du narrateur se fait alors volontiers irrévérencieux, l’argot vient salir le costume des riches et s’il pactise avec l’auteur, le lecteur prendra son plaisir à voir croquer ces puissants soucieux de briller à la tribune ou dans les coulisses du pouvoir : un endroit qu’affectionne l’auteur de L’ordre du jour, comme s’il y voyait les marges des documents officiels qu’il consulte et qui ne demandent qu’à être remplies de ses mots tantôt sobres tantôt vengeurs. Chacun en prend pour son grade, à l’exception de Mendès France qui se fera sèchement rabrouer par ses confrères pour avoir osé parler de l’échec inéluctable de cette guerre. Puis c’est un plan de sauvetage qui se met en place. On nomme un nouveau général en chef, Navarre, pour mettre en œuvre « une sortie honorable » du guêpier. On se prend alors à rêver d’un temps qui viendrait rétablir la justice sur ce territoire que la colonisation a tout d’abord asservi puis que la guerre et les bombes détruisirent ainsi qu’environ trois millions six cents mille de ses habitants.

Peut-on parler de méthode au sujet du travail des écrivains ? Des romanciers sans doute, et même si Éric Vuillard se défend d’écrire des romans et s’applique à faire imprimer le mot de « récit » sur la couverture de ses livres, il n’en reste pas moins que le lecteur retrouvera au fil de ses ouvrages certains procédés, notamment celui qui consiste à visiter le cerveau des méchants. On a pu dire que la littérature était une pratique de la justice, non seulement parce qu’elle est en puissance de donner voix aux opprimés d’hier et d’aujourd’hui, de réparer symboliquement des torts, mais aussi parce qu’elle permet de s’immiscer dans la tête des bourreaux. Ne sont-ils pas eux aussi des humains ? S’il est permis de parler de méthode chez Vuillard, il me semble que celle-ci comporte un moment-clé où le réel documenté laisse la place à la rêverie ou au fantasme qui innervent la réalité et contribuent à faire qu’elle ait un sens, fût-il illusoire et son mouvement aberrant :

« Le soir, après une séance de cinéma à l’Eden, Navarre revient, monte l’escalier, enfile sa chemise de nuit, ses mules, et retourne à sa table de travail ; et, là, il rêve. » Relisant un bon vieux livre de stratégie militaire, voilà qu’il s’écrie : « Bon Dieu de merde ! qu’est-ce que j’ai foutu ! »

Dans ces moments de laisser-aller, le puissant laisse transparaître sa vulnérabilité, ses désirs, sa naïveté, ses doutes, ses angoisses et ses pressentiments. Il titube, son rêve prend alors progressivement l’allure d’un effondrement. Dans Congo [1], qui aborde aussi la période coloniale (Congo belge), il y a ce colon du nom de Fievez, le coupeur de mains, qui apparaît en robe de chambre devant sa résidence coloniale, comme si ce vêtement négligé auquel manque un bouton devait annoncer sa décrépitude. La chute est une puissante force d’attraction dans les récits de Vuillard, elle est l’envers vers lequel se précipitent nécessairement et le récit et le destin des forts, leur fin mais aussi leur début, cette sortie de soi par laquelle tout commence ou commença. Même si elle met du temps à venir, la chute est toujours déjà là, c’est la sœur jumelle de l’ascension, l’ombre portée de l’ambition. Toutes deux croissent en même temps, c’est juste qu’on met parfois du temps à voir qu’on va dans le mur : Diên Biên Phu.

Éric Vuillard est aussi cinéaste. Je n’ai pas vu son Matteo Falcone mais je sens parfois un œil cinématographique derrière certaines scènes de ses livres, et notamment celle où Navarre se laisse progressivement manger par la nuit et la conscience de la défaite dans son palais d’Hanoi. Cette scène éminemment crépusculaire a quelque chose d’angoissant, l’air se raréfie à mesure que le personnage s’enfonce dans la détresse, on respire mal, la solitude gagne progressivement toutes les pièces, la voix du personnage se mue en grognement, on redoute un suicide. Bien sûr, il faut se méfier des adaptions cinématographiques, c’est souvent le meilleur moyen d’assassiner un livre (pensons à Marguerite Duras et à l’adaptation de son Barrage par René Clément en 1957, dont le happy end lui est resté coincé dans la gorge). Alors quoi ? Si le cinéma n’est pas le dernier avatar de la littérature, il semblerait qu’il en soit devenu une composante. Mais tout comme elle, il est document de culture, c’est-à-dire document de barbarie. Certes, il ne faudrait pas bouder son plaisir lorsqu’on lit un livre ou voit un film, mais il ne faudrait pas non plus brandir l’étendard de l’indépendance des peuples et faire comme si l’on n’était pas un pays ayant ses colonies et son histoire coloniale, son présent colonial, qui fait plutôt mal à regarder en face.

L’histoire, la politique, l’économie, les guerres, les arts aussi, l’architecture

« L’architecture néo-Renaissance, à la fois grandiose et vulgaire, du palais des gouverneurs d’Indochine témoignait de cette faramineuse puissance et de cet égoïsme. » -

et enfin les populations, ceux qu’on appelle les civils, leur dignité, leurs gestes quotidiens grâce auxquels une culture tient debout, leur résistance face à tout ce qui cherche à les diminuer : c’est tout cela que l’on retrouve dans Une sortie honorable, et le moins que l’on puisse dire c’est que quand bien même on saurait plus ou moins tout ça, on ne sort pas de cette lecture sans avoir perdu un peu de sa fierté, a fortiori si l’on n’a jamais questionné ce qui est à la source d’un sentiment d’appartenance (un crime fondateur, l’exclusion d’un groupe étranger...). Contrairement à ce que disent les ennemis de toute remise en cause, il ne s’agit pas de se mortifier mais d’avoir le courage d’affronter la vérité, ce qui implique de changer de camp et de descendre de son soi-disant piédestal. A-t-on seulement commencé d’interroger le sens du mot égalité ? Le barbare est l’invention du civilisé, son alibi pour donner libre cours à sa barbarie. Et la littérature une denrée souvent difficile à digérer.


Pascal Gibourg

12 janvier 2022
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[1Congo date de 2012, il y est question de colonisation. Dans Une sortie honorable l’auteur revient sur l’histoire du Congo belge, mais cette fois période décolonisation. C’est la proximité de deux frères américains qui l’amène à cette digression : John Foster Dulles, secrétaire d’État américain partisan d’une destruction atomique du Viêt-nam en visite en France en avril 1954, et Allen Dulles, directeur de la CIA comptant à son palmarès plusieurs coups d’Etat ainsi que l’assassinat du président de la toute jeune République Démocratique du Congo, Patrice Lumumba. Si l’on suit le raisonnement de Vuillard, on doit se méfier des lignées, elles transmettent le mal aussi sûrement que leur capital.