Notes sur Histoires de vent d’Adelheid Duvanel | Pascal Gibourg

Adelheid Duvanel photographiée par Norma Hodel

Une écriture des corps
En lisant Histoires de vent d’Adelheid Duvanel, traduit de l’allemand par Catherine Fagnot et publié par les éditions Corti, j’ai pensé à Fleur Jaeggy, l’autrice italienne. Pourquoi ? La forme brève, la densité, l’originalité de la phrase, souvent longue, architecturée, le sens du détail, de l’image. Un rapport à l’enfance aussi, essentiel, comme si l’art de la miniature s’accommodait particulièrement bien de ce qu’on pourrait appeler, plutôt qu’un âge de la vie, un état du langage. La facilité nous inviterait à le qualifier d’aérien, de léger, mais aussi de mouvant, de sensible, de cruel même, au sens où la cruauté ne désignerait pas tant un penchant sadique qu’un système d’affects, une écriture des corps qui s’opposerait à celle des mots ou pour le moins la tirerait en dehors de l’espace du livre. Dans l’histoire qui s’intitule Le poète et qui ouvre l’ensemble des textes rassemblés, le narrateur s’émerveille à la vue d’une voiture recouverte de givre. En s’approchant, il remarque que « le doigt d’un enfant » voulait la métamorphoser en écrivant sur son capot le mot : « COLÈRE ». Il commente en se disant que les mots ont certainement le pouvoir « d’édifier un nouveau monde au-dessus du grand vide ». Ce qui je crois ne devrait pas nous inciter à penser que se trouve contenue dans cette expérience l’origine d’une vocation littéraire – écrire des livres – mais l’exemple type d’une action poétique s’exerçant à même le corps des choses ou des êtres, car ici tout semble indiquer que la voiture est un prolongement du corps de l’enfant et la forme que ce dernier a décidé d’investir pour couronner sa rage. « Qui vous parle d’écrire ? » demandait Deleuze dans Critique et clinique, citant Virginia Woolf. Et d’ajouter : l’écrivain est « soucieux d’autre chose ». C’est cette « autre chose » qui est à l’œuvre dans l’écriture d’Adelheid Duvanel, mystère dont il faudrait tenter de s’approcher avant qu’il ne se dérobe.

La douleur
Inutile d’envisager d’écrire si on ne sent pas autrement. Mais qui ne sent pas autrement, qui ne se sent pas différent des autres et lorsqu’il ou elle est touché.e ne mesure pas combien l’autre est incapable de comprendre et de partager si ce n’est superficiellement l’état dans lequel il ou elle se trouve, sa conception du monde ? Au sujet d’un certain Wotanek, le narrateur de la seconde histoire écrit : « Je présume que ce type d’existence s’est développé à partir d’une sensibilité hors du commun. » Il parle alors d’un être singulièrement recroquevillé sur lui-même et dont le regard « n’a de disposition que pour le mot écrit ». Dans nombre de situations une sensibilité excessive provoque la fermeture des sens, leur atrophie. L’être se mure, il ne parle plus, on croirait qu’il ne sent plus rien et c’est peut-être le cas. Sentir au point de ne plus sentir, c’est le lot des hypersensibles. Wotanek est un littéraire, c’est-à-dire une personne s’étant réfugiée dans l’existence du langage comme dans le seul endroit où vivre semble encore possible, s’y murant autant qu’il peut, pour ne pas souffrir de voir ou d’entendre, de toucher etc. Mais s’il est tout entier dévoué à la lecture cela ne suppose pas qu’il soit coupé du monde. Disons qu’il lui est autrement attaché, viscéralement, maladivement. « Comme Wotanek ne pouvait pas pleurer la mort de ses parents, un spectacle le plongeait secrètement dans l’affliction, celui de branches nues que le vent agitait devant le ciel comme les morceaux d’un filet déchiré. » On ne nous dit pas que Wotanek écrit, qu’il partage la vocation du poète de la première histoire. Cependant, de son point de vue, tout semble faire signe, la réalité semble être une toile ou une feuille – un ciel – sur le fond duquel le mouvement des choses imprime sa marque. Ce n’est pas un ravissement, ce serait plutôt une douleur, à moins que poussés à un certain point ces deux états se confondent. L’enfance n’est-elle pas cet état où un corps ne se distingue pas d’un autre, où l’on ressent ce que l’on perçoit comme nous affectant directement, que la chose perçue soit à portée de main ou perdue dans le lointain ? Le vent griffe la peau du jeune homme, l’invitant à voir dans le dessin de ses plaies la figure d’une mort inéluctable. Tant qu’il saura la maintenir à distance, l’histoire du vent continuera de s’écrire mais viendra peut-être un moment où -

La pulsion de mort
Les formes brèves sont soumises à la pulsion de mort d’une manière flagrante. On ne s’en avise pas toujours mais c’est elle qui ordonne la chute et appose le point final. Chez Adelheid Duvanel, cette fatalité prend la forme d’un motif, sans doute après avoir pris a forme d’un événement (on notera l’absence récurrente de la figure du père par exemple). Au sein des récits, la mort n’est pas vraiment l’événement, elle serait plutôt ce qui l’empêche de prendre forme, de se développer, ce qui contribue à entretenir un mystère et une dérobade. L’événement qui est à la source de cette écriture - et peut-être à son terme, si par delà les mots on envisage cette « autre chose » que j’ai évoquée plus haut - opère en secret, presque à l’insu de la perception des multiples personnages qui peuplent ces histoires même si seul leur corps, malade, chétif, jeune, gros, en sait quelque chose. En effet, seuls les corps sont informés de ce qui se trame, se passe, est tu, menace, et cela dans la mesure où les forces au travail le modèlent, l’ouvrent, le pressent ou l’enjoignent à se fermer, le défont au point d’en changer la nature. De ce point de vue là, quand bien même on serait d’avis de dire que c’est la mort qui a le dernier mot, quelque chose l’outre-passe et prolonge comme un écho le son du dernier mot, creusant dans le silence un trou afin d’abriter une action à venir. Scène invisible, scène dérobée. Scène d’écriture à venir. « Tu es un encrier à sec » dit un enfant à sa tante, ce qui la laisse sans réaction. Il faut accepter de ne pas pouvoir penser plus loin que ce qui est écrit et en même temps succomber à l’attraction du sens qui se prolonge au-delà de ce qui est. La métamorphose est toujours à venir, en même temps elle ne cesse pas, étant de l’ordre d’un processus dont on ne percevrait que les pointes saillantes qui crèvent la nappe silencieuse qui le recouvre. Singes en peluche, corbeau empaillé, jeune lapin, sauterelles… il y a tout un bestiaire qui grouille au sein de ces histoires, tout une musique pour d’autres oreilles.

Un enfant est battu
Il y a de nombreuses comparaisons chez Adelheid Duvanel, des images surprenantes qui nous introduisent dans un monde différent, un monde imaginaire (encore que ce mot demanderait à être lesté d’autre chose que des images, des matières par exemple, des textures) où la violence est toutefois bien réelle. En effet, l’imagination n’est pas une faculté qui produirait un double abstrait du réel, c’est au contraire un moyen de rendre la réalité intelligible et plus concrète. Dans l’histoire qui s’appelle La couture d’or, c’est surtout au travers d’un enfant qu’on imagine, Hannes. Le monde dans lequel il est plongé – un appartement, sa mère et un beau-père hostile – semble n’avoir pour lui de sens que dans la mesure où il le rapproche du monde naturel : le calice d’une fleur (l’appartement), une guêpe (sa mère), une abeille (lui). La mère est fragile, instable, peut-être folle. L’enfant a peur. Elle le bat quand la folie s’empare d’elle.

Elle repense sans cesse à ce jour où Hannes avait environ deux ans et où Robert avait dit au téléphone : « Lui ou moi. Mets ce bâtard dans une maison, et tout ira bien. Nous nous marierons et tu auras de moi un fils auquel ce morveux répugnant ne pourra se mesurer. » Elle n’avait pas répondu et avait raccroché, mais quelques minutes plus tard, en lavant les couches du petit dans la cuisine, elle fut secouée de curieux spasmes. Les mains dégoulinantes, elle courut dans la pièce et vit le regard vide de l’enfant dans lequel l’étonnement, puis un sourire, se répandirent lorsqu’il la vit expulser et balancer son effroi et sa colère comme une pierre qu’on lance dans une eau paisible. »

Vertu des images qui confèrent aux sentiments et aux pulsions les plus désordonnées une réalité pour les soumettre à des lois physiques dont le monde se porte garant (encore que : qui a jamais vu des dents de peigne voler dans l’air ?). Et pourtant, on ne saurait se départir complètement d’un sentiment d’étrangeté à l’idée que le sens de notre monde n’apparaîtrait qu’aux esprits fantasques ou enfants, qu’à ceux pour qui toute bizarrerie est appelée à se résoudre à la faveur de l’observation d’un phénomène naturel : chute de pierres, vol d’insectes, nuages noirs, gouttes de sang, soleil brillant, lait chaud.

Elle sentit ses os se liquéfier comme s’ils partaient en bouillie et l’odeur et la laine grossière du tapis emplirent sa tête, puis ces sensations s’amenuisèrent et disparurent – lorsqu’elle revint à elle, elle était couchée sur le dos et regardait dans des yeux écarquillés d’horreur ; le visage blême de l’enfant était mouillé de larmes et des gouttes de sang coulaient de son front.

Les matières et les couleurs, les différents états des corps, leurs rapports d’opposition ou de mélange, voilà ce qui compose le monde et si le chaos des relations humaines revêt parfois un sens, c’est qu’on s’avise enfin de ce qu’il est lui aussi soumis à des lois physiques intangibles, lesquelles ne prescrivent pas une morale mais forment un système, que certains nomment de cruauté.

Ni ni
Si par réalisme on désigne une convention littéraire à la faveur de laquelle une instance collective (on, nous) tiendra pour existant un univers décrit par un cortège de mots, sans doute faut-il conclure que le monde d’Adelheid Duvanel est tout sauf réaliste. C’est que sa réalité ne prévaut que pour un ou une seule, son univers est d’exception, on y entre en fraude si tant est qu’on y entre, et ce qu’on y voit restera imprégné en chacun, en dépit des efforts qu’on pourra faire pour en transmettre l’image ou l’impression. Je le vois comme un monde aérien, liquide, composé de visions qui se fondent les unes dans les autres avant de déboucher sur la vérité ultime des choses et des mots : la disparition. Dans ce monde, les sons ne sont pas plus présents ou concrets que les dents d’un peigne dispersées par le vent, comprendre ou compatir incluant l’étonnement. C’est comme un stade premier de la connaissance, proche de son contraire, nuage d’inconnaissance. Ailleurs, sur un autre versant, dans une autre pièce, au plus profond d’un lit, une adolescente se maquille dans le but de se faire voler son visage dans son sommeil par un homme inconnu. « Elle ne s’offrira jamais, mais elle se fera voler. » Version délinquante du don, version contrariée de l’amour. Rarement je crois un ouvrage n’aura autant fait sien la devise des éditions Corti : « Rien de commun ». Ode à la différence rendant problématique le moindre échange et hypothétique le moindre partage, appelant à force de silence et d’étouffement à des noces d’une autre nature que celles qui se proclament généralement sous le soleil ou sous la pluie. De fait, après s’être adressée à un « garçon hors du commun », « la fille exceptionnelle » constate qu’il n’a pour elle qu’indifférence. Le monde vacille, il n’est pas ce qu’on croyait qu’il était. Brouillard, vertige, évanouissement : « Il me sembla que mon cou se gonflait de larmes et je vis le monde sur fond d’une eau profonde, tremblant, flou et imprécis ; j’aurais voulu ne plus du tout en faire partie. »

Pour conclure
Si l’œuvre d’Adelheid Duvanel est célébrée en Suisse, nous ne sommes en France qu’au début de sa reconnaissance. On peut à ce titre saluer le travail entamé par les éditions Vies parallèles et que poursuivent les éditions Corti, avec en plus de la parution des Histoires de vent en 2024 ici évoquée, celle de La Maison disparue, ouvrage recueillant une quarantaine de textes brefs et sorti en 2023. Comme bien des êtres avec qui le destin n’a pas été tendre, Adelheid Duvanel (1936-1996) laisse une œuvre des plus singulières qui éclaire et baigne de sa lumière incomparable un siècle qu’elle n’aura pas vu mais qu’elle nous aidera peut-être à comprendre, à force d’étonnement.

26 mai 2024
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