François Durif | Pas et la mouche
Je ne sais pas vous, mais moi, dans ces circonstances, j’ai encore plus peur d’être con qu’à l’ordinaire, j’ai peur de dire des conneries et de répéter celles des autres, j’ai peur d’avoir peur, je préfère encore me montrer à quatre pattes en faisant semblant de chercher quelque chose. De toute manière, le virus est plus intelligent que toutes les parades grossières que je pourrai lui opposer du fond de mon abri sous cloche. Déjà, j’ai laissé sortir de moi des mots crayeux, des sentiments miteux, pas mieux que ceux, refroidis, d’un prêcheur. Au moment où le péril croît, je ne suis pas sûr non plus de savoir transformer la menace de l’avenir en maintenant accompli, ni d’avoir la présence d’esprit nécessaire pour lire les signes de son imminence. Je ne suis pas celui qui tourne le dos au Christ cloué sur sa croix, pas plus que je ne suis celui qui l’envoie se faire crucifier. Et quand bien même, si remontent en moi les remugles d’un fond de religiosité dont je ne sais que faire, il n’empêche, c’est ma lâcheté qui me pique les yeux.
À cette minute, je ne suis pas là où je voudrais être. Si j’étais aide-soignant, croquemort ou éboueur, on pourrait dire que je suis au front, mais là, où je suis ? Qu’est-ce que je suis censé faire, si ce n’est rester cloîtré chez moi et regarder les mouches voler ? Au moment où nombre d’intellectuels ont déjà commencé à noter leurs réflexions dans un journal de confinement, public ou privé, écrit ou parlé, je suis en train de leur emboîter le pas et de tomber dans le panneau d’une publicité trop hâtive. Pour quoi faire ? pour m’occuper ? pour me faire croire que je suis capable de produire une pensée singulière dans des circonstances extraordinaires ?
« Je ne sais pas vous mais moi », déjà l’expression en dit long sur mon rapport à l’autre, elle n’est pas très heureuse, elle est plutôt anxieuse, comme bouclée sur elle-même, elle exprime une fausse attention à l’autre, un drôle d’usage de son interlocuteur : t’as intérêt à m’écouter, sinon, je dégaine, vide mon sac, comme ça, sans gêne, trop besoin de parler, de m’entendre dire des trucs à haute voix, c’est pas grave si je dis n’importe quoi, pas grave non plus si tu ne m’écoutes pas ; ces derniers temps, j’ai bien vu que tu boudes mes publications sur le ruban Facebook, sorte de papier tue-mouches, où sont enregistrées les moindres oscillations de nos humeurs respectives ; en cette période de confinement, nos agacements sont exacerbés, tout froisse, sont mises au jour nos manières, nos manies ; clos sur lui-même, l’ego suinte drôlement, de vieux relents, des remontées du terrain, il régurgite.
Pendant ce temps-là, la radio d’État prend le relais : citoyens, exprimez-vous, parlez-nous de vous, de votre façon de vivre le confinement, faites-nous part de vos astuces pour tromper l’ennui ; si ça continue comme ça, au journal de confinement, tout le monde va s’y mettre, pas seulement l’écrivain en train de se regarder écrire au grand air ou le parleur professionnel en train de se palper à toute heure. À défaut de circuler dans les rues, on bichonne son intérieur, on regarde pousser ses plantes, on s’émeut du gonflement des premiers bourgeons, on kiffe grave ses amis, on kiffe grave son mode de vie. L’autosuffisance, maintenant, ça suffit.
« Je ne sais pas vous », allo, oui, je vous écoute, je ne sais pas vous, oui, les auditeurs sont nombreux à vouloir vous poser des questions, je vous demanderai d’être concis dans vos réponses, la vie démocratique doit continuer, le nombre de personnes infectées double chaque jour, on se prépare au pire pour ne pas être surpris, je ne saurai jamais ce que vous, on n’a pas l’esprit vacances, au même moment ou en différé, vous pensez, les abattoirs continent à tourner, de vous à moi, la distance est prise, le don du sang a dangereusement baissé, en ce moment singulier, je ne pourrai jamais me mettre à votre place, où sont les masques ? sentir ce que vous sentez, parler en votre nom, comme une vie clandestine dans une vie réglée, je ne suis pas dans vos pensées, déjà que je ne sais pas comment les miennes se fabriquent, alors ne me demandez pas de formuler les vôtres ou de les gober illico, ma boîte est pleine, ce qui me tient à cœur, dans le sac noir où nous sommes, je n’ai plus qu’à me tenir à un emploi du temps et à fermer ma gueule. Pour le reste, je me sens plutôt impuissant, et c’est plutôt avec la puissance-de-ne-pas qu’il me faudrait renouer. « Moi, comme tout le monde », chante Brigitte Fontaine dans son dernier album : « bouche cousue », oui, des fois, on ferait mieux de s’abstenir. S’en tenir à la puissance-de-ne-pas.
Vous êtes-vous déjà observé en train de manger ? devant un miroir ? Vous êtes-vous déjà astreint à manger en silence ? C’est le moment de faire des expériences de ce type, c’est le moment de faire entrer du silence dans son espace domestique et de s’observer comme on observerait une mouche qui se cogne aux vitres.
Je suis une mouche. C’est le journal d’une mouche que je tiendrai dorénavant. À cette minute, le petit « je » qui m’occupe est celui d’une mouche qui tournoie dans l’espace du dedans. Elle était là depuis déjà un moment, je ne l’avais pas vue, juste entendue – le vrombissement ténu de ses ailes, quand elle vole sur place. Maintenant, on dirait qu’elle se sent observée, elle ne bouge plus. Soudainement, elle se sent considérée, elle m’en sait gré. Quelque chose est en train de s’inverser entre nous, les dés sont relancés. Depuis le début, elle sent bien que je ne lui ferai pas de mal, elle peut y aller allègrement, parcourir l’étendue accidentée de mon corps, s’introduire dans les plis, se fourrer dans les poils, inspecter le dessus, le dessous des mains, m’interrompre dans mon soliloque, elle me rend service, la mouche, elle n’est pas là pour se venger ou me faire payer quelque chose, elle ne me rappelle qu’une chose, la mouche, elle me dit : vie, vie, vie ! Elle ne m’indique pas le chemin d’une autre vie possible, elle me dit : ici, c’est ici que ça remue ! Dans l’étendue et la durée. Cette fois-ci, la vie d’un virus, la vie d’une mouche, la vie d’un homme, elles sont égales, elles sont mises sur le même plan, c’est à moi de considérer chacune, et d’apprendre de chacune d’entre elles, sans chercher à les comparer. Sa vie contre la mienne, sa vie serait-elle plus forte, plus obstinée que la mienne ?
C’est l’esprit alerté qui m’indique le trajet virevoltant d’une mouche comme échappée d’un présent comme gelé, c’est le point de vie de la mouche qui, en regard de mon présent, me fait regarder la vie autrement. C’est ainsi que la mouche devient mon alliée, c’est le devenir-mouche qui me pend au nez. L’altérité de la mouche me rend la liberté : celle de me téléporter dans le corps sophistiqué d’une mouche et de m’arracher du plan de travail auquel je suis rivé.