Frédéric Faure | L’Éclipse àLondres

Je ferai mes comptes plus tard, me mettrai en quête plus tard d’un autre logement. J’ai encore quelques semaines avant le retour de la Suédoise, et un peu d’argent devant moi. L’heure n’est pas encore venue d’aller vendre des sandwichs àla City. Sans réussir àêtre complètement insouciant, je veux prolonger au maximum ce sentiment de détachement, hors de toute possession.
J’oblique vers le Victoria Park. Le ciel est resplendissant, l’herbe, mouillée du matin, a déjàséché. Des corps sont allongés, prenant le soleil.
Je suis en bordure du parc, découvrant avec surprise, en contrebas, masqués par une haie de grands arbres, un canal. Descendant quelques marches, je rejoins les cyclistes et les coureurs qui filent au bord de l’eau — sans autre guide que l’instant.

***

J’épluche les petites annonces dans les journaux, lignes serrées, fastidieuses, sur papier bleuâtre — allant jusqu’àappeler un couple d’artistes pour visiter la chambre qu’il loue dans leur entresol àBethnal Green. Je ne suis pas pressé de quitter le loft. Son espace d’ancien atelier àmoitié vitré est une source inépuisable de contemplation. Bien au fond du canapé, je passe des heures àregarder le ciel. Le seul bémol, ce sont les mouches, que tant de lumière attire et qui se cognent aux vitres croyant trouver la sortie.
Au milieu des annonces, un encart lance fièrement le concours de poésie du Somerset. Je sens qu’il faut que j’y participe. Sans illusion, simplement pour rassembler mes forces et tourner les dernières pages de ma vie àParis. Je ne suis pas certain de mettre toutes les chances de mon côté en leur envoyant ce long poème mélancolique, rafistolé de partout, intitulé « Â Disaster Store  ». Au moins, j’annonce la couleur. Je vais le démonter encore une fois et faire le compte des vers, il faut arriver àcinquante.
Je traverse souvent Highbury Fields, captivé par les jambes des femmes aimantées àla pelouse en pente. Il fait beau, elles ont l’air de bien tenir. Echauffé par le soleil, je plonge dans les profondeurs du métro. Après Moorgate, une belle endormie, la jupe ouverte, me dévoile le haut de ses cuisses. Elle ouvre les yeux àOld Street et bondit en me lançant un regard aguicheur. Le moine a raison de vivre caché, loin des tentations.
Je cherche un désert. Cette longue rue de Peckham en est un avant-goà»t. En la suivant jusqu’au bout, j’échoue dans une galerie, où je peux me repaître de couleurs, étalées en larges bandes sur les peintures de Scully.
A Queen Victoria Street, le bus se grippe dans le trafic. La lutte est difficile, la rue tourne en montant. La perspective de cet encombrement agrège un horizon d’une beauté chaotique, dépassant la chaleur et la fatigue du retour vers Hackney.
Je me suis mis en tête de courir tous les jours. Un tour complet du Victoria Park, quand le jour s’incline et que le ciel commence àrougeoyer. Alors, quelque chose s’allège, la lumière s’intensifie avant de sombrer, et le vent se lève.

***

C’est le grand événement astronomique de la fin du millénaire. Ce 11 aoà»t 1999, l’éclipse solaire sera totale. Pour assister au phénomène, je souhaite me rendre au Maryon Park, dans le quartier de Woolwich, au sud de la Tamise en direction de Greenwich.
J’attends le train dans cette petite gare qui me devient familière. Hackney Central est charmante dans sa banalité, avec sa passerelle et ses deux quais àciel ouvert. Des pans de végétation en friche en préserve le calme.
Il n’est pas loin de midi quand la lumière se modifie. L’étrangeté de ce qui se produit, àcet instant ici-bas, n’échappe àpersonne. Sur le quai, en face, une dame noire rappelle àun jeune blanc excité les consignes de protection pour les yeux. Un train de marchandise passe, comme un dernier souffle. De ce côté-ci, un homme charitable me prête son morceau de verre teinté, ce qui me permet de viser le ciel. Le soleil n’est plus qu’un mince croissant fluorescent. Image belle et fugace. Je lui rend le verre.
De la passerelle aux voies, toute la gare est désormais plongée dans une lumière orangée qui précède l’obscurité. Le silence règne sur cette simili-nuit. Puis très lentement, le jour refait surface. Un train arrive. Il m’éclipse de la gare.
Des restes d’éclipse s’accrochent au Maryon Park. La lumière est comme passée àtravers un filtre de cendre. Je parcours ses pelouses vallonnées, àla recherche des tennis où ont été tournées les dernières scènes de Blow Up. Tu voulais du mystère, en voilà ! Une clairière éclatante de vide. Ne cherche plus : il n’y a personne.

***

Coralie déballe soigneusement ce qu’elle a apporté àmanger, je débouche la bouteille de blanc. Nous sommes aux anges, debout dans la grande galerie, au sommet du Royal Albert Hall — les places les moins chères à3 £, avec vue très plongeante. C’est un des derniers concerts des Proms, le grand festival de musique classique de l’été àLondres, àl’ambiance chaleureuse et bon enfant.
Légèrement étourdis par Brahms, nous allons prendre un dernier verre. Le terrain est glissant, il va falloir abattre quelques cartes. J’ai tardé àl’appeler, nous devions nous revoir bien avant le concert de ce soir. Dans la pénombre, nos mains se frôlent. Nos corps se rapprochent. Je lui dis que je ne prendrai pas la chambre. J’en ai trouvé une moins chère dans un pub reconverti en habitation, par l’intermédiaire de mon amie comédienne Sara. Nous nous embrassons.
Je lui raconte mon aventure avec Patricia, elle s’en doutait. Elle aurait bien aimé que je prenne la chambre, c’est l’idée qu’elle avait eue dès notre première rencontre — quand nous sommes allés déjeuner chez elle, avec Fabienne, dans le jardin de sa petite maison près d’Elephant and Castle. Ce jour-làelle affichait une certaine méfiance envers les hommes, parlant sans pitié de son ex-compagnon, un Australien qui l’avait entraîné dans son pays et d’où elle était assez vite repartie. Depuis cet épisode douloureux, elle se disait satisfaite de son célibat, donnant l’impression d’une tour imprenable. Grave erreur : plus elle dressait d’obstacles autour d’elle, plus les appels étaient criants.
Je la regretterai certainement Coralie, àla saison froide. Non loin de chez elle, au 287 Kennington Road, se trouve une des maisons du jeune Chaplin et, en face, une station àessence, où nous nous sommes quittés.

***

Dès que je passe la grille, j’enclenche ma course. Au premier virage, le pub près de l’entrée est effacé. Je quitte le bitume et oblique vers l’herbe. Les pieds se soulèvent mieux sur un terrain plus souple. Les bras et le souffle cherchent encore leur rythme. A plusieurs reprises, la tête et les épaules se redressent pour compenser l’effort qui me penche trop en avant.
Après le dernier banc de l’allée, mon allure se stabilise. Les jours précédents, il y avait posté sur ce banc un vagabond absorbé par ses tourments. Il n’est pas làaujourd’hui, que se passe-t-il ? Le ciel craque. La pluie tombe dru. Le vagabond aura anticipé l’orage. Je regarde le ciel charbonneux et continue àcourir sous la pluie.
Du vent éloigne les nuages. La pluie cesse un temps, puis reprend sous forme d’averses sporadiques. Je maintiens mon allure en évitant les flaques, mais pas la terre boueuse qui s’agrippe aux semelles.
Bien douchés, le corps et l’esprit ont arrêté leur lutte. Tenir n’est plus un problème. Le soleil en réapparaissant approuve le coureur qui accélère. Les nuages s’éparpillent et la pelouse trempée donne àson vert plus d’intensité. Au loin, l’ardoise des toits et les briques étincellent. Au sol, le bleu du ciel se reflète dans les flaques, qui le diluent avec un nuage de marron. D’un coup la lumière s’amenuise et plonge le Victoria Park au fond d’une grotte. Le soir tombe sur l’Angleterre.

***

C’est lui le véritable maître des lieux, le chat du Nevill qui veille en rêvant sur cet ancien pub transformé en maison. Quand il ne dort pas bien enroulé, il fait sa toilette, se léchant les pattes, ou va àla fenêtre jeter un coup d’œil détaché sur l’agitation de la rue.
Il aime s’étirer sur le rebord du mur dans le patio. Il s’y tient àl’aise, loin du vertige. Néanmoins, sa place préférée est dans le canapé du salon télé àl’étage, sur la couette moelleuse. Rien ne l’indiffère autant que la télé. Quand on la regarde, il se met àla place de l’écran et nous regarde en retour, interloqué. Il faut alors l’irruption de klaxons, ou de portières qui claquent, pour l’attirer ànouveau au bord de la fenêtre.
C’est l’heure du thé. Je l’observe depuis un moment àtravers la baie vitrée de la grande salle àmanger. Il est perché sur le mur du patio, àl’affà»t du moindre mouvement dans les feuillages — un vrai radar.
La porte vitrée est fermée. Et pourtant, le voilàqui rapplique. Je l’entends dévaler l’escalier. Son assiette de croquettes au pied du comptoir est encore pleine. Il est seulement venu se frotter un peu, sentir la compagnie. Je le caresse un moment, et lui ouvre la porte pour lui faciliter l’accès au patio. Ce qui n’a pas l’air de l’intéresser.
En un rien de temps, il est reparti en haut, puis je le revois dehors sur son mur. C’est certain, il a ses passages secrets.

***

Hier, j’ai passé une bonne partie de l’après-midi autour d’Hampstead Heath àchercher un concert, qui s’est avéré introuvable. J’ai profité du soleil pour goà»ter l’atmosphère de campagne que distille ce quartier chic de l’ouest londonien, avec ses pelouses délicates, bordées de chrysanthèmes jaunes ou mauves. J’ai tendu en vain l’oreille en passant devant la maison de Keats — les rossignols ayant arrêté leur chant depuis fin juin.
Approfondissant le silence, j’ai mis le cap sur Highgate Cemetery. Impossible de manquer l’imposante tête de Marx. Apercevant un couple, accompagné d’un responsable du cimetière, s’approcher du monticule de terre fraîche qui avait attiré ma curiosité, je m’en suis vite éloigné. Le corbeau n’a pas bougé, il est resté perché. J’ai croisé un peu plus loin un homme assis sur une tombe en train de téléphoner.
Soulagé de quitter les saules pleureurs et les allées de gravillons, j’ai repris la direction des quartiers est, marchant longuement avant de monter dans un bus et d’en changer pour regagner mon nouveau port d’attache àNevill Road, où nous avons mangé et bu ensemble en trinquant ànotre santé !
Aujourd’hui, je suis attablé dans mon café favori au cÅ“ur de Stoke Newington, dont la rue principale, délicieusement incurvée, a des airs de village. Une sorte d’abris où je grappille quelques pages d’un livre et sors mon carnet afin d’y tracer quelques mots, rêvant au poète ancestral chinois poursuivant au fil des jours son rouleau. Le café est bon. Et si l’esprit flotte bien, je peux pousser jusqu’au lunch — omelette salade avec des toasts, et encore un café. Qu’en pense Li Po : « Â Aujourd’hui et autrefois se rejoignent.  »

***

Je suis au comptoir d’un pub àKentish Town. Cela ne fait pas longtemps que je suis arrivé, et j’ai la curieuse sensation d’y être depuis toujours. Il y a làune poignée d’habitués qui sirotent leur pinte — parfaitement fondus dans le décor. Circulant d’un angle àl’autre du pub, la lumière mordorée, entre chien et loup, nous enveloppe et nous imprègne comme les figures d’un même tableau. Le silence règne presque complètement. C’est àpeine si nous parvient encore la rumeur des trains qui passent sur les voies aériennes situées en face. S’inscrit en moi l’évidence que toutes mes dérives dans les rues de Londres devaient confluer vers ce point précis de la ville — àl’angle d’une bifurcation.
En sortant du pub avec Patricia àmon bras, j’ai la certitude que celui que j’étais quand je l’attendais, il y a une vingtaine de minutes, est resté assis au comptoir et que le serveur ira ànouveau remplir son verre sans qu’il ait besoin de passer commande.

***

Dans le bâtiment en brique flambant neuf de la British Library àSt. Pancras, je me fais ouvrir une papers box étiquetée Hart Crane. Je dois improviser un sujet de recherche, je ne peux tout de même pas leur dire que c’est pour étoffer le poème destiné au concours du Somerset.
Il y a beaucoup de lettres dans cette boîte, et notamment celle, décisive, du 12 septembre 1927, où Crane réclame àson protecteur Otto Rank une rallonge de 800 dollars. Il a besoin de temps pour parfaire son chef-d’œuvre, Le Pont. « Â L’Enéide ne s’est pas faite en deux ans — ni même en quatre.  » Et pour le prix d’une voiture, il promet un grand ensemble épique qui fera la synthèse entre l’ancien et le nouveau monde, entre Christophe Colomb et le Brooklyn Bridge. Il remanie constamment sa composition. Le Pont restera néanmoins une Å“uvre phare de la poésie anglo-saxonne du XXe siècle, faisant le poids face àLa Terre vaine d’Eliot, dont il se voulait la réplique.
J’ai une préférence pour son dernier recueil, cette gerbe d’îles de Key West — moins ouvertement symbolique, plus fluide et lapidaire. Làencore marqué par une forme d’inachèvement — et pour cause. En 1932, Hart Crane prend congé de l’humanité en se jetant du pont d’un bateau au large du Mexique. Aucun lyrisme dans ses adieux : un simple « Â au revoir àtous  ».
Je me demande qui je pourrais solliciter pour soutenir financièrement mes échafaudages poétiques londoniens. Et même si je trouvais quelqu’un, il faudrait que je donne àmon projet une tournure plus ample, àla hauteur des crises de notre temps. Ce qui reste envisageable. Nous sommes àla fin d’un millénaire et le monde a soif d’apocalypse.

27 juillet 2023
T T+