Groupe 6 dit « des Terres cultes »
Situation
Les Terres Cultes sont, de toutes les régions de ce pays, celles qui probablement sont les plus avancées sur le plan de la structuration urbaine et agraire. De très anciens sites, révélés par l’archéologie, montrent une installation très précoce, dès le Néolithique, mais surtout des petites cités prospères aux âges du bronze et du fer. Des centres de production agricole, organisés autour d’un bâti rudimentaire, occupent une vaste partie du territoire, dont plusieurs parcelles de l’ancienne forêt ont été défrichées ou bien non restaurées : ils ressemblent en tout point à nos fermes rurales, et portent le nom de villae. Ces sites sont également très dynamiques, car le fleuve Senna passe tout près et, si l’on n’a pas toutefois réussi à mettre au jour une véritable structure portuaire, des restes de pontons, des substructions en tout point semblables aux installations lacustres des terres de l’Est, sont bel et bien attestés en divers points, généralement au creux des méandres du fleuve. Mais, conséquence du relatif avancement technique et intellectuel locale, les éléments textuels sont extrêmement fragmentés, profondément remaniés, en quelque sorte, déjà acculturés.
Textes
61. Complainte (Nathan, Antoine, Alix, Oriane)
On a recueilli un fragment de récit, un mythème, très érodé, mais très fréquent dans certaines ritournelles traditionnelles (AA 42, CV 1.2, UHT 67 : 238), parfois des comptines (région du NW en particulier, vallées non loin de celles de l’Avon et de la Senna), et parfois des inscriptions (Nemours).
Je suis seul tous mes compagnons se trouvent en bas. Je ne vois personne [de vivant]. La lumière tape sur les feuilles.
Nous sommes seules et nous sommes en bas. L’arbre nous protège. Si seulement nous pouvions lui dire merci.
Les informations sont ici au nombre de deux : il y a opposition entre le Je et le Nous, alors qu’il y a congruence sur le bas, sur le modèle :
Je ↘
Nous → Bas,
et d’autre part une espèce de double plainte : celui qui veille se croit seul (adulte, aîné, homme, chef, ancêtre ?) tandis que ceux qui sont sous sa protection (enfants, cadets, femme, non-chef, héritiers ?) ne peuvent exercer leur contre-don. Dans les deux cas, il y a une espèce de dégradation de la fonction : la fonction principale, de protection, est rendue inutile par l’absence apparente de peuple à protéger, tandis que ce dernier n’est pas en mesure de témoigner de la souveraineté du premier, ne pouvant communiquer avec lui.
64. Des oiseaux et les hommes (Yaëlle, Lisa, Raphaël, Rachel)
On a mis au jour, dans différents villages de la région de F., quelques aphorismes concernant spécialement les oiseaux, les seuls d’ailleurs qui traitent de ces animaux. Les éléments nous renseignent sur la nature du rapport homme/nature, mais aussi bien sûr comme mythème, semble-t-il, d’un ensemble plus vaste.
les oiseaux sont simples, mais seul l’homme mange sans faim et boit sans soif
la pie est blanche et noire comme le yin et le yang, elle porte chance et malchance
le canard flotte sur l’eau, comme l’homme flotte sur terre ; il représente le courage de l’homme.
l’oiseau n’est ami ni avec le ver de terre ni avec le chat, mais avec l’arbre.
65. Un fragment de carpe (Noah, Maël, Soraya, Izikel)
Je nage, nage, nage. Je suis noire comme ma famille. Voir et respirer sous l’eau.
Beaucoup plus grosse qu’un chat, mais aussi élégante sous l’eau
Ces deux fragments parlent d’animaux, des oiseaux dans le premier cas, des poissons dans le second. D’autres animaux sont évoqués : le chat, commun au deux, animal domestique s’il en est (donc lié à l’homme), et le ver de terre, qui sans doute représente l’extrémité du monde animal, à l’opposé de l’humain.
Cet humain est évoqué dans le premier fragment, qui « mange sans faim et boit sans soif », comme s’il était doué d’une espèce d’hybris et qui l’oppose peut-être aux oiseaux… sauf le canard, qui un oiseau particulier, lié à l’air comme à l’eau. Est-il assimilé à un poisson ?
Dans le deuxième fragment, on notera également le « voir sous l’eau », cet aspect sensoriel est fréquemment utilisé. Mais le ce qui est le plus frappant ici, c’est le syntagme « noire comme ma famille ». Il y aurait beaucoup à dire, mais, compte-tenu des éléments glanés par ailleurs, nous pensons qu’il s’agit de comprendre le lien de relation entre animaux noirs (et non comme membres d’une famille au sein des poissons, ou des poissons au sein des animaux). D’autres animaux noirs apparaîtront : le corbeau ou la corneille ; d’ailleurs, autre oiseau, la pie, noire et blanche, porte chance et malchance, ce qui pose en effet question : doit-on en conclure à une analogie entre noir et blanc (nuit et jour > mort et vie) ?
66. La forêt parle (Isa, Théo, Charles)
J’ai survécu à mille catastrophes et j’habite des milliers de vies, depuis la nuit des temps.
Le feuillage est l’habit de l’arbre, mais tombe obstinément à terre. Le vent les emporte, certaines femmes les ramassent, les feuilles reviennent.
La forêt est immortelle, car elle a survécu et elle survivra.
Ce fragment offre deux éléments également récurrents : l’idée que le feuillage est un vêtement pour l’arbre, et que ce vêtement est éphémère ou, plus exactement, saisonnier, récurrent : il dénote l’immortalité de ce qui renaît sans cesse de ses cendres.
63. Le héros culturel : « Super-Gravier » (Lison, Melrim, Théophile)
SG a été abandonné dans une espèce de carrière où il acquit des pouvoirs surnaturels, en particulier celui de provoquer des éboulements et de se changer lui-même en pierre.
« J’ai avalé du gravier enchanté. Je peux me changer en roche, ou lancer des pierres sur mes adversaires. »
Certains groupes isolés ont une attention particulière pour les différents types de graviers, cailloutis, éboulis, mais aussi laisses de rivières, sables : il faut se rappeler que la forêt abrite de nombreuses substructions géologiques, liées aux sables et grès de la mer stampienne.
La carrière est le lieu de chaos originel, mais c’est aussi le lieu de la récolte du matériau pour la construction (de maisons comme de routes).
62. Origine des sculptures funéraires (Jade, Oskar, Arsène, Souleymane)
Dans ce pays, les sculptures ont toutes, sans aucune exception, un rôle funéraire, ayant à la fois valeur de témoignage, de souvenir d’un disparu (parent, en particulier père ou enfant, mais aussi amis, personnages publics, personnages collectifs). Dans certains cas elles sont conservées dans la maison (cf. la pratique romaine du masque funéraire), parfois – dans les demeures patriciennes – dans un jardin d’agrément. Un mythe pratiquement complet de la région de V. expose l’origine de ces statues.
Dans les temps jadis, un jeune homme (le héros culturel, hc), qui avait perdu son meilleur ami, donna un coup de pied dans un fossile [ici il n’est pas dit de quoi est le fossile, dans d’autres versions, il s’agit soit d’un oiseau aquatique, soit d’un poisson ; ailleurs, c’est un simple caillou]. Le fossile s’agite et crie. Le hc reconnaît la voix de son ami disparu, celui-ci lui répond qu’en effet c’est lui. Le hc ramène le fossile à la maison et demande à sa femme, dont il est dit qu’elle adorait se maquiller, en particulier les yeux, s’il pouvait insérer le fossile dans l’une des statues de leur jardin. Elle accepta, en soulignant que « la nature a été terrible avec lui ». L’une des statues représente Ulysse sur un lion : le hc fixe le fossile à la place de l’œil… du lion.
Synthèse
L’ensemble semble désordonné, et il nous paraît difficile de trouver une cohérence à la multitude des personnages et des situations auxquelles sont confrontés ces personnages. Il nous faut pourtant bien trouver du sens, et l’une des manières les plus sûres et sans doute de considérer la valeur symbolique de ces évènements et de leurs acteurs/spectateurs. En vérité l’ensemble est plus remanié, par les procédés habituels (renversement des rôles, inversion de pôles, métonymie et métaphore, etc.). Ainsi convient-il de dégager de grands invariants qui, par diverses analogies et substitutions, deviennent ainsi aussi remarquables que similaires.
Le jeu de combinaisons, de permutations et de symbolisation, dont je vous passe les détails, nous autorise à représenter cette masse brute dans la synthèse suivante.
Le monde sauvage est divisé et les oiseaux, qui peuplent le ciel, se séparent des poissons, qui peuplent la mer. Mais pour une raison inconnue, l’humain, y est abandonné, c’est-à-dire isolé par sa qualité d’humain : cette qualité cause bien des problèmes : les mondes inconnus (le ciel, la mer) sont aussi ceux de la mort et de l’au-delà. Certains êtres parviennent toutefois à passer d’un monde à l’autre : les êtres hybrides, les animaux noirs et blancs, les êtres de l’entre-deux, soit qu’ils sont fragmentés (le caillou, la plume) soit qu’ils soient éphémères (le nuage, la feuille/fleur). Ces êtres vont aider ou accompagner les humains, regroupés en familles, à bâtir la maison (la convergence maison/famille, dans cet ordre d’idée, incarnent la ville et la société). Cet espace bâti est incarné par une imposante figure mythique : Ulysse, sous forme de statue, indique, la fin de l’errance, la fin du nostos et sans doute le début de la gloire : le lion symbolise la puissance et l’élection (roi des animaux) : le roi est revenu en sa maison, à la fin de son aventure héroïque. Le fait que ces deux symboles soient extérieurs à la région ne laisse pas de surprendre (tout comme la carpe, ou le yin et le yang, d’ailleurs). Il atteste, à notre avis, de la grande capacité industrieuse et commerciale de la région, l’un des centres névralgiques de tout ce secteur du continent.