Général Instin – suite. Marc Perrin

1.

Parmi ces quelques milliards de corps plus ou moins définissables que forme notre assemblée, disons pour commencer qu’il existe deux sortes d’individus. Appelons-les : individus. Affirmons qu’il existe la sorte un et la sorte deux. Comptons : un : la sorte qui veut le Pouvoir. Comptons : deux : la sorte qui ne le veut pas. Parmi la sorte qui ne le veut pas. Comptons : un : ceux qui veulent bien vivre dans le Pouvoir de la sorte qui le veut. Comptons : deux : ceux qui veulent vivre dans la Puissance opposée à tout Pouvoir. Parmi nous, dans cette assemblée de quelques milliards de corps plus ou moins définissables, disons qu’il y a ceux : qui font, ceux : qui ne font pas, ceux : qui affirment qu’ils font, ceux : qui vivent dissimulés, ceux : qui vivent au grand jour, ceux : qui affirment vivre au grand jour, ceux : qui veulent bien vivre dans le Pouvoir de la sorte qui le veut, ceux : qui vivent dissimulés dans la sorte qui veut : prendre le Pouvoir, le garder, c’est-à-dire : vivre dissimulés de soi dans l’action même de vouloir prendre ou garder.

Disons : que la guerre a lieu entre ceux de la Puissance et ceux du Pouvoir. La Puissance : jamais satisfaite d’aucune fin, là où le Pouvoir toujours prêt à tout pour obtenir la sienne.

Le Pouvoir : pour qui toute fin est une victoire.
La Puissance : pour qui toute fin est une mort.

Ceux du Pouvoir : possédant, ayant : prêts à tout c’est-à-dire prêt à tuer : pour la victoire de la seule mort.
Ceux de la Puissance : dont le tremblement de joie comme de peur réanime la vie.
Ceux de la Puissance : ouverts à ce qui libre en eux défait la victoire de la seule mort.

Il y a. Ce libre en chacun. Ne tombant pas du ciel.
Il y a. Chacun libre. Ne tombant pas du ciel.
Il y a. Ceux qui ne tombent pas du ciel.
Il y a. Ceux qui aspirent à connaître un mouvement par lequel vivre hors d’eux-mêmes.
Il y a. La justice dans la liberté.
Il y a. Des êtres conscients du caractère inachevable de la réalisation d’un tel mouvement.
Il y a. Des êtres défendant l’idée qu’ils se font de la conscience.
Il y a. Des êtres pour qui toute perspective de concession à l’idée qu’ils se font de la conscience participe de la guerre qu’ils savent avoir à mener en eux-mêmes, et hors d’eux-mêmes : dans le tremblement d’avoir à la mener.
Il y a. Un tremblement dont il leur sera nécessaire de faire l’expérience en passant par la joie afin de ne plus penser en terme de guerre.

Tant que ceux-là, NOUS, disons : NOUS : NOUS qui disons vouloir que tous accèdent à ce qui, libre en chacun, défait la victoire de la seule mort, tant que la joie ne sera pas le principe premier de chacun de nos corps vivants, tant que NOUS penserons en terme de guerre : ceux du Pouvoir accumuleront les victoires. Notre puissance : passe par la seule joie. NOUS venons par la joie. Tremblant. Instables. Incertains. Fragiles. Vivants. NOUS venons.

 

2.

Être vivant. Être mort. Comment faire. Commençons. Par le plus simple.

Être mort. Il y a deux manières très simples d’être mort. La première : consiste à vouloir régner sur les vivants, et à mettre en œuvre toutes les stratégies possibles et imaginables pour faire de chaque vivant [soi-même compris] un mort. La seconde manière très simple d’être mort : est de penser à jamais les tueurs du vivant comme les maîtres de tout.

Il n’y a qu’une manière et une seule d’être vivant. Le dire : est très simple. Être vivant, c’est n’être pas avec la mort. Être face aux morts : est une manière d’être de cette unique manière d’être vivant. On dira qu’elle est une manière limite.

Il n’y a qu’une manière et une seule d’être vivant : trouver une force par laquelle mort et vie savent se faire face, sans en passer par la destruction des corps.

Amour : est le mot le plus communément usité pour désigner cette force.

 

3.

Un corps cheminant entre les corps reçoit à chaque instant de chaque corps, et devient à chaque instant un autre corps.
Un corps cheminant dans la multitude des corps devient ce qui de la multitude en lui attendait de la multitude pour être.
Un corps fait de la multitude a besoin d’un squelette bien solide.
Un corps fait de la multitude cherche une phrase claire et brève pour rendre compte du récit de l’univers.
Un corps fait de la multitude risque une phrase chaque jour, faute de quoi la folie gagne en lui les espaces sans phrases.
Un corps fait de la multitude réinvente à chaque phrase l’univers et fait de la folie un espace de silence qui trouve une voie.

 

4.

Nous sommes. Le fil de l’histoire.
À chaque pas que nous faisons, nous traçons un chemin par lequel nous disparaissons un peu moins.
Nous sommes. Le fil de l’histoire.
À chaque pas que nous faisons, nous traçons un chemin par lequel apparaît pas à pas le récit de ce que nous devenons.
Nous sommes un chemin. Vers le sans fin. Et chaque jour nous précisons les contours de notre corps.
Chaque jour, nos corps sont plus précis.
Chaque jour, nous supportons mieux la solitude.
Chaque jour nous sommes moins seuls.
Chaque jour, l’orientation devient moins effrayante dans l’espace.
Chaque jour la nécessité de l’orientation se fait moins pressante.
Chaque jour, il nous est moins nécessaire d’apparaître.
Chaque jour nous découvrons avec joie où nous sommes.
Chaque jour nous écrivons ce que nous sommes.
Ecrire : ne signifie en rien maîtriser la situation.
Ecrire : veut dire et veut rendre compte de ce qu’il en est de vouloir être maître de son corps sans être maître de ce recouvre ou dévoile un corps.
Ecrire n’est pas une affaire de plume.
Ecrire est une affaire de corps.
Et nous écrivons tous notre vie : avec nos corps.
Ainsi, chaque jour nous découvrons où nous sommes : dans notre corps et hors nos corps. Ainsi, chaque jour nous nous expérimentons la taille de l’univers.
Nous sommes : très nombreux. Et sans jamais nous compter, nous écrivons chaque jour à quel point notre corps est immense et à quel point ce que nous sommes et devenons à chaque instant : agrandit l’univers.
Nous sommes un corps en expansion : phrase inachevée.

PS : Nous sommes un corps pour qui l’appartenance est au devant de nous, et nous porte loin vers l’ignorance : devant.
Nous sommes un corps brillant dans le vide de l’univers.
Nous sommes l’espace ouvert dans lequel nos corps brillants sont autant de points en mouvement qui éclairent l’ininscriptible en cours d’expérience : éternelle.

 

5.

Parce que nous sommes en train de naître, l’énergie que nous dépensons et l’énergie que nous donnons dansent dans un mouvement qui l’amplifie de se connaître autant que de s’oublier.
Parce que nous sommes en train de naître, nos corps brillants trouent la peur et s’en font une amie vivante avec laquelle batailler en toute joie.
Parce que nous sommes en train de naître, la conscience devient l’autre nom de la sensation : par notre corps qui vient, par l’inouï et l’insu qui se forment en chaque corps, par l’inouï et l’insu qui se forment hors chaque corps, par l’inouï et l’insu qui se forment entre les corps, nous formons de nouveaux contours, indéfinissables, instables, au contact d’un air nouveau, indéfinissable, instable, nous respirons l’air nouveau, dans l’ignorance de ce qu’il nous fait devenir, nous sommes : en train de naître, et nous respirons par nos corps neufs un air nouveau qui nous fait être, nous respirons les nouvelles particules d’une ère nouvelle, nous respirons un air neuf, nous y respirons de nouveaux corps. Nous sommes : en train de naître. Et chaque corps est une particule nouvelle de l’air neuf. Nous respirons : des corps. Nous sommes : un univers en train de naître, dans chaque corps, à chaque instant. Nous sommes : instables particules, particulièrement instables, particulièrement indéfinissables, particulièrement infinis. Nous sommes : infinis. Nous faisons l’expérience du vertige de la durée : à l’instant de chaque corps.

7 juin 2016
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