"Il était bien coiffé, Dean Martin"

Je retrouve les lycéens du CAP coiffure pour la deuxième semaine de ma résidence au lycée Nadia et Fernand Léger. Quelques nouveaux visages, intrigués par ma présence, s’ajoutent à ceux de la semaine dernière. Le temps que tous les élèves arrivent, une jeune fille me lance :

« Ça va madame Sarah ? » et baisse aussitôt le regard, intimidée par sa propre audace.
Je m’approche d’elle : « Oui, et vous ? »
Elle hoche à peine la tête et plonge le nez dans son sac.

J’entame la matinée par des échanges anodins, histoire de reprendre le dialogue amorcé la semaine précédente. Puis j’annonce que nous allons écrire. Vingt minutes plus tard, au cœur de l’action, je passe au tutoiement avec tout le monde.

Peu à peu, la classe n’est plus cette entité à plusieurs têtes, ce regard unique fait de quarante yeux. Je commence à mémoriser les visages. Je sais qu’au fil des semaines, je distinguerai de mieux en mieux les individualités, les personnalités. Il existera néanmoins toujours, suspendu entre les élèves et moi, un sentiment donnant sa coloration dominante à nos séances. Aujourd’hui comme la semaine dernière, c’est un sentiment de timidité.

L’effort d’écrire renforce leur gêne. Je les jette à l’eau (à l’encre ?) en douceur, m’appuyant sur ce que je suppose de leur camaraderie, et leur propose de travailler par deux. J’explique la consigne :

« Vous allez parler d’une personne qui vous a marqué. Ça peut être n’importe qui : votre meilleur ami, votre cousin, un prof, une star que vous aimez. C’est vous qui choisissez. J’aimerais que vous racontiez à votre voisin pourquoi vous appréciez cette personne, comment elle est, ce qu’elle vous apporte. Ensuite, il ou elle écrira sur ce que vous avez raconté. Et vice-versa. Vous écrirez à partir de l’anecdote, mais vous pourrez la transformer ou n’en retenir qu’un morceau. L’objectif n’est pas de retranscrire mot pour mot ce que l’autre vous dit, mais d’écrire ce que vous aurez envie d’en retenir, ou même de trahir ce qu’on vous a dit, en inventant. »

Je propose aux binômes de s’éparpiller dans la classe pour parler tranquillement. Quelques-uns se précipitent dans le fond, derrière les casques à vapeur. L’éparpillement est une minuscule façon de casser le fonctionnement habituel de la classe. La plupart restent cependant à leur place, tétanisés par l’exercice. Ils se regardent, murmurent, tournent rapidement à vide. Je passe d’un groupe à l’autre et j’entends toujours la même remarque :

« Madame, j’ai rien à raconter.
–Tu ne connais personne que tu apprécies particulièrement ?
–Nan madame, y a personne dans ma vie.
–Il y a forcément quelqu’un que tu aimes bien. Même si ce n’est pas dans ton entourage direct. Un chanteur ? Un acteur ?
–J’aime personne, madame.
–Bon, si tu avais un problème urgent à régler, à qui tu t’adresserais en premier ? »

Les réponses fusent : « A ma mère », « A mon oncle », « A ma meilleure amie »...

Ils citent presque tous quelqu’un de leur entourage familial.

« Voilà, alors parle de cette personne à qui tu te confierais ».

Les mots peinent à sortir. Je les aide :

« Parle de la première fois que tu as rencontré cet ami. Ou de sa façon de s’habiller. La couleur des yeux de ta mère...
–Madame, y a des choses qui se disent pas...
–Je ne te demande pas de raconter des choses trop intimes. Parle de ce que tu veux bien partager avec nous et de ce que tu veux bien que ton camarade écrive. »

Pour ces minuscules confidences, l’oral devient aussi difficile que l’écrit. Ils échangent des rires, des commentaires moqueurs, des silences renfrognés.

Marco, le footballeur contrarié, essaie d’attirer l’attention de Malika, la jeune fille roublarde de la semaine dernière. Visiblement, ses tentatives d’approche ne datent pas d’aujourd’hui. Il l’interpelle tantôt délicatement, tantôt sur un ton agressif. Il ne se dépare jamais de sa fausse décontraction et d’une rugosité qui se lit dans ses épaules rentrées. Elle répond à ses apostrophes par une pantomime faite de monosyllabes, de moues amusées ou offensées. Pour l’exercice d’écriture, ils s’associent en hâte. Mais Malika ne desserre pas les dents. Marco la bouscule :

« Dis-moi quelque chose ou je raconte la première fois que tu as rencontré ton petit ami. »

Je tempère :

« Et toi Marco, tu lui as raconté quelque chose ? A qui vous vous confieriez si vous aviez un problème ?
–A une amie, répond Malika.
–Pas à moi ? » fait mine de s’offusquer Marco.

Je passe de groupe en groupe. Certains se racontent. Ailleurs, le mutisme fait presque place au désespoir ou à l’irritation.

Je m’assois face à Mary, qui vient du Ghana et ne parle pas encore bien le français. Je lui demande de me raconter son anecdote en anglais. Elle évoque sa meilleure amie, Aya, restée au Ghana. Elle tire une photo de son sac et me la tend : habillées pour l’occasion, un groupe de jeunes filles sourient à l’objectif. Elle me désigne Aya, coiffée d’un turban bleu clair.

Je lui raconte en anglais ma propre anecdote. Une prof d’histoire-géo qui, lorsque j’avais onze ans, m’avait passionnée pour l’Egypte ancienne. Elle nous racontait ses voyages le long du Nil et nous, médusés, nous trouvions tout à coup face aux pyramides sur champ de papyrus couchés par la brise. Je conclus en lui disant que cette femme est probablement l’une des personnes qui m’a donné envie de raconter des histoires. Les grands yeux de Mary suivent attentivement mes paroles. Ce serait bien qu’elle écrive en français, mais c’est trop difficile ; elle écrit son petit texte dans sa langue maternelle.

Vient le moment des lectures à voix haute. Ils sont censés passer tout à tour, mais les mains s’agitent fébrilement au-dessus des feuilles. Une jeune fille se dévoue. Son texte est bref, sans fantaisie. Elle a écrit factuellement ce que sa voisine lui a murmuré à demi-mots. Aucune d’elles n’est satisfaite du résultat.

« Elle n’a pas écrit pourquoi j’aimais bien cette personne.
–Ben j’ai écrit ce que tu m’as dit. »

La deuxième lecture ne donne rien de mieux. Ils sont cadenassés, à la fois par l’idée de se confier, par l’épreuve de retranscrire ce qu’un autre leur dit, et par l’impossible gageure d’écrire.

Assise à côté de Mary, je lis mon texte. Avec des phrases simples, j’ai tenté de décrire Aya, de lui donner vie. Je leur offre son prénom, une esquisse de caractère rieur, la courbe d’un visage. J’essaie de rendre très simplement le sentiment de nostalgie et de solitude suscité par l’amitié à distance. Ils m’écoutent en silence. Pendant ma lecture, Mary cache sa tête dans ses bras. Beaucoup dans la classe ont ce geste enfantin à un moment ou un autre de la séance. A la fin de ma lecture, ils applaudissent. Mary a un sourire embué. Je lui demande vite de lire à son tour, pour couper l’éventualité d’une émotion trop vive.

A partir de là, on applaudit à chaque lecture. J’aurais dû penser dès le début à cette marque d’encouragement. Certains n’ont pas écrit, n’ont rien dit. C’est le cas de Marco et Malika. Leurs échanges cahoteux n’ont rien donné.

Atem, un grand garçon maigre, prend la parole. Après plusieurs tentatives étouffées par un rire nerveux, il commence à lire ce qu’il a griffonné, bute sur les mots. Je m’approche pour l’aider. Impossible de relire sa feuille, couverte d’une suite de lettres tracées maladroitement. A peine des syllabes, qu’il utilise comme abréviations pour se souvenir des mots français qu’il ânonne. Son voisin l’aide constamment en échangeant avec lui de brefs mots en arabe. Les autres rient. J’insiste, je veux entendre son histoire.

Encouragé par son voisin, il raconte qu’à quatre ans, au bled, sa mère l’a envoyé acheter des œufs. Sur le chemin du retour, il a cassé les œufs. De peur de se faire disputer, il est resté toute la journée à errer dans les rues et n’est rentré que le soir à la maison, où il s’est fait punir.

On est loin de la consigne de départ de l’exercice. Qu’importe. Je m’étonne :

« On envoie les enfants de quatre ans faire les courses tout seuls chez toi ?
–Ben au bled c’est comme ça madame, coupe Malika, on peut laisser les enfants dans la rue en toute confiance. C’est plus sûr qu’ici, là-bas.
–Oui, dis-je, mais il n’avait que quatre ans. C’est difficile pour un gamin de quatre ans d’aller acheter des œufs, non ? »

Les autres rient, chambrent Atem. La prof de coiffure intervient :

"Ça vous fait rire ? Il y a des familles pour qui ça coûte cher d’acheter des œufs, ça peut être une catastrophe qu’ils se soient cassés."

Je continue à interroger Atem. Son voisin lui traduit mes questions à mi-voix, en arabe :

« Et tu t’es fait disputer quand tu n’es rentré que le soir ? Tu avais vraiment quatre ans ? »
–Oui, j’avais quatre ou cinq ans, répond-il en français. J’ai eu une punition."

En l’écoutant, je me demande pourquoi la France, intimement liée au Maghreb depuis deux cents ans, ayant la Méditerranée en partage et un pays voisin qui fut composé de départements français jusqu’en 1962, ne s’est pas davantage emparée de la langue arabe. Une langue, un patrimoine, qui auraient pu être largement enseignés aux petits Français, au même titre que l’anglais ou l’allemand. On adopte toujours la langue du peuple qui semble être le plus puissant. Quel aveuglement. Quelle privation du seul trésor de guerre qui vaille.

Tout le monde a livré sa tentative de texte. Il reste une demi-heure et je veux terminer sur un pur dépaysement. Je leur demande s’ils connaissent Dean Martin (je connais déjà la réponse). Alors je leur lis un passage du début de la biographie que Nick Toshes a écrite sur ce crooner américain au visage débonnaire. Les parents de Dean Martin, de son vrai nom Dino Crocetti, étaient de pauvres immigrés italiens qui tenaient un salon de coiffure. L’extrait raconte combien ce salon était bien plus qu’un endroit où se faire couper les cheveux : un lieu communautaire, où les hommes se réchauffaient en riant de leurs propres faiblesses, où ils recréaient, au beau milieu de la dure ville américaine, ce bled paumé d’Italie dont ils étaient tous originaires.

Après l’extrait, je leur passe sur grand écran une vidéo où Dean Martin chante avec Petula Clarke. Beau couple brun et blond. Voix cool et sensuelles à la fois. Je leur fais remarquer que Dean chante tout en fumant ostensiblement une cigarette.

« Il a l’air complètement bourré », lance un garçon prénommé Karim.
J’acquiesce : « Il buvait tout le temps. Mais il chantait bien. »
Ils approuvent tous.

« Et il était bien coiffé, ce Dean Martin », juge Karim, qui arbore justement la même coupe souple, raie sur le côté, cheveux gominés à mort.

Fin de la séance. Ils s’emparent de leur sac et s’égaillent dans le couloir.

En sortant du lycée, la prof de coiffure me reparle d’Atem. J’apprends qu’il est arrivé tout seul du Maroc l’année dernière, sans papiers, officiellement pour les vacances, mais en fait dans l’espoir de ne jamais repartir. Pris en charge en tant que mineur isolé par une association, il vient en cours tous les jours depuis l’hôtel où il dort. La personne désignée comme sa tutrice est censée lui donner une petite somme pour ses besoins journaliers, mais ne s’en acquitte pas régulièrement. Atem ne possède que son jogging, qu’il lave tous les jours à la laverie automatique pour arriver propre en classe. Jusqu’à dix-huit ans, le lycée et l’association sont ses recours. A sa majorité, plus personne ne s’en occupera et personne ne sait ce qu’il deviendra.

Photo : Amélie Dor

23 janvier 2020
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