"Mais comment ça se fait qu’on doive encore parler de ça ?"
« Arrête d’appuyer, tu vois bien que ça ne sert à rien ! Tu vas les énerver encore plus à l’intérieur ! » lance gentiment Hélène à l’élève dont le doigt impitoyable fait retentir en vain le drelin du désespoir. Le lycée est une forteresse qui punit ses occupants retardataires.
Hélène, artiste et photographe au visage rond et souriant enroulé dans un long foulard à carreaux multicolores, arrive ce matin de Montpellier pour rencontrer les élèves du CAP coiffure, à mon invitation.
J’ai découvert pour la première fois les photos d’Hélène dans l’écrin d’un sous-bois amazonien. Fixés à hauteur d’homme sur un fromager majestueux ou jaillissant au hasard d’une clairière, je les découvrais par surprise, avançant avec précaution sur les chemins humides emplis du frissonnement doux de la canopée au-dessus de ma tête. Ces larges portraits modernes d’hommes et de femmes noirs avaient été pris dans les rues de Paris, Marseille ou Amsterdam. Chaque photo mettait en valeur les coiffures des modèles : cheveux crépus travaillés, portés comme des couronnes autour du visage posé de profil, menton levé, dans une pose hiératique rappelant celle des souverains européens du Grand Siècle. Images lumineuses, entre la peinture flamande et le rayonnement contemporain de l’Afrique. Je déambulais alors dans les ruines de Loyola, en Guyane. Loyola fut une habitation dirigée par les jésuites où trimèrent, au XVIIIe siècle, plusieurs centaines d’esclaves. Dans ces ruines empreintes d’une violence ancienne, assaillies par la végétation ouatée, la beauté des photos d’Hélène surgissait par éclats, comme un retournement de l’Histoire, comme le triomphe tranquille des esclaves oubliés de Loyola, à la dignité portée par des descendants inconnus.
Hélène avait accepté avec enthousiasme de venir rencontrer les élèves le matin, puis d’animer avec moi une table ronde à la médiathèque d’Argenteuil, en fin d’après-midi.
Une surveillante s’aventure enfin devant la porte et sélectionne les heureuses élues autorisées à entrer dans le lycée : Hélène et moi. Les autres, les élèves, devront attendre l’ouverture officielle de la grille, vingt minutes plus tard. Comme chaque mardi, je me présente à l’accueil, où Hélène doit laisser sa carte d’identité. La caméra de surveillance nous permet d’y voir les élèves restées devant la grille. De guerre lasse, l’une des jeunes filles, body blanc moulant sous son perfecto, sort un peigne, le passe vigoureusement dans ses boucles, puis secoue son épaisse chevelure afro, très soignée.
« Elle passe son temps à être en retard et à se faire belle celle-là ! » nous lance la surveillante, mi-agacée, mi-indulgente. Hélène rit, s’étonne de l’agencement des bâtiments, certains refaits à neuf, d’autres en voie d’affaissement, me suit dans ce dédale que je commence à connaître. Nous sommes accueillies par Paula, la prof de coiffure, dans la salle des travaux pratiques où s’alignent les têtes à coiffer. Une seule élève, Aïssa, est présente. Paula nous embrasse puis s’inquiète auprès d’Aïssa :
« Ils sont où les autres ?
– Ils pensaient qu’on n’avait pas cours.
– C’est quoi cette histoire ?
– C’est marqué sur l’interface, que madame Abdelaziz est absente.
– Mais je suis là moi ! Je ne suis pas marquée absente ! Tu appelles tes camarades, ils ont intérêt à venir tout de suite ! En plus vous avez la chance d’avoir une intervenante qui vient spécialement de Montpellier ! »
Aïssa s’active sur ton téléphone, bat le rappel. Paula s’énerve :
« Je vous préviens, s’ils ne viennent pas maintenant, c’est conseil de discipline pour toute la classe !
– Ils vont venir madame, mais ceux qui habitent loin, c’est pas tout de suite. Atem m’a répondu qu’il arrivait mais il faut qu’il prenne le bus.
– C’est conseil de discipline pour tout le monde ! J’ai jamais vu ça ! »
Hélène et moi restons optimistes. Je commence à les connaître et Hélène a l’habitude d’intervenir dans des lycées : on ne sait jamais comment va se dérouler une séance. L’attention des élèves est volatile, fragile, imprévisible. Il suffit qu’une rumeur d’absence d’un professeur se propage et c’est la défection assurée. Mais ils peuvent aussi surgir quand on ne les attend plus et se montrer d’une écoute parfaite. Paula devait être en formation dans la salle voisine aujourd’hui. Nous voyant face à une seule élève, elle décide aussitôt d’abandonner sa formation et de rester avec nous, à la fois désolée et solidaire.
Hélène commence par se présenter et par énoncer quelques vérités qui sont toujours bonnes à entendre :
« Vous vous formez à un métier où vous trouverez toujours du travail. Des coiffeurs, on en a besoin dans le monde entier. Vous gagnerez sans doute mieux votre vie que moi ou Estelle-Sarah au final, parce qu’être artiste, c’est être dans la précarité permanente. Mais c’est un choix, nous faisons ce que nous aimons. Si j’ai un conseil à vous donner : ne vous arrêtez pas au CAP, continuez, formez-vous à des tas d’autres choses. Coiffeur ça peut déboucher sur des tas de métiers... »
Elle cite des coiffeurs devenus des références dans le monde du théâtre, du cinéma et de la mode, d’autres devenus artistes contemporains cotés. Elle prend d’autres exemples de métiers ouvrant à d’infinies possibilités : électriciens, machinistes...
Finalement, des élèves arrivent, s’installent. Je leur présente Hélène, qui enchaîne avec aisance, s’approche d’eux, leur montre son travail, explique son parcours. Elle passe par le truchement du cheveu pour parler de son vécu d’enfant adoptée :
« Je suis née d’un père malien et d’une mère française. Mes parents adoptifs sont basques. Quand j’étais petite, ils ne savaient pas coiffer mes cheveux crépus. Pour mes deux sœurs, adoptées elles aussi, d’origine coréenne, le coiffage était plus facile. Deux coups de ciseaux et hop ! Elles avaient une frange. Moi, pour que ce soit plus simple, j’avais tout le temps deux pompons maintenus par un élastique (aïe !), ou les cheveux courts. »
Le fait qu’Hélène soit issue d’une fratrie d’enfants adoptés (deux sœurs coréennes, un frère antillais, un frère gitan), les intéresse particulièrement. Certains élèves, que je n’ai pas l’habitude d’entendre, lèvent le doigt et l’interrogent :
« Vous avez cherché à retrouver vos vrais parents ?
– Non. Mais je suis allée au Mali avec mes parents adoptifs, et ce fut une expérience très forte. J’ai senti que mes racines étaient là. J’ai senti aussi que le Mali était possiblement le berceau de l’humanité. »
Hélène leur montre des photos de son voyage au Mali. Evoque son périple intérieur, des souvenirs olfactifs liés à la toute petite enfance. Le choc culturel et philosophique de Bandiagara. Elle enchaîne sur un reportage photo qu’elle a fait à Château d’Eau, le fameux quartier de Paris où s’alignent d’innombrables salons de coiffure africains : tresses, rajouts, rasages savants, musique frénétique, filles en feux d’artifice : faux ongles, faux cils, faux cheveux. Sur les photos d’Hélène, les couleurs claquent et les tenues vestimentaires sont des signatures personnelles, des revendications. Elle explique qu’il lui a fallu du temps, de la patience et un sens aigu de la diplomatie pour qu’on l’accepte dans le "Djassa" ; le "village", comme les habitants de Château d’Eau appellent leur quartier.
Les élèves écoutent, regardent les photos, hypnotisés et silencieux. Les deux heures passent très vite. A la fin, Paula leur demande de se grouper autour d’Hélène et moi pour une photo souvenir. Ils s’exécutent puis quittent la salle, sourire aux lèvres.
La discussion continue avec Paula. Je me félicite que certains élèves, comme Anastasia, d’ordinaire mutique, aient posé des questions. Paula m’éclaire sur Anastasia : elle aussi est une enfant adoptée. Sa sœur et elle ont été séparées très tôt et adoptées par des familles différentes. L’ambiance à la maison n’est pas facile, voire tendue. La violence sourd. Beaucoup d’élèves, poursuit Paula, ont une histoire familiale très compliquée. Je repense à l’exercice d’écriture que je leur avais donné la dernière fois : écrire une scène de conflit entre parents et enfant. Difficile de savoir comment un tel sujet résonne en chacun d’eux.
Nous quittons le lycée pour nous acheminer vers la médiathèque. Hélène, au téléphone, tente de régler divers problèmes pratiques liés à son exposition qui ouvre le jour même à Abidjan. Avant la Côte d’Ivoire, elle a exposé différents projets photographiques au Maroc, au Brésil, au Laos, en privilégiant l’exposition dans la rue plutôt que dans des lieux fermés comme des musées.
Elle m’explique combien son sujet sur la coiffure afro, titré "Colored only", est perçu bien plus positivement à l’étranger qu’en France, où les institutions ont du mal à s’emparer de sa portée polémique : pour ce projet, la démarche d’Hélène a consisté à n’ouvrir son studio de photo qu’aux personnes ayant les cheveux crépus. Les personnes blanches, aux cheveux lisses, se sont donc vu refuser l’accès au portrait. Certaines d’entre elles ont mal vécu ce refus, qu’elles percevaient comme raciste ou ségrégationniste. L’idée était justement d’entamer le débat, en mettant les Blancs dans une situation peu commune d’exclusion. Situation qui à l’inverse, est une expérience quotidienne pour les Noirs, notamment lorsqu’ils se présentent dans un salon de coiffure ordinaire (pour rappel, le CAP coiffure suivi par mes élèves n’inclut toujours pas dans son cursus, une formation pour coiffer le cheveu crépu). Les Noirs invités par Hélène à être photographiés et mis en valeur, avaient des réactions diverses : certains refusaient en dénonçant également ce qu’ils considéraient comme une démarche raciste et excluante vis-à-vis des Blancs. D’autres se sentaient gênés d’être ainsi mis en valeur et exposés sur d’imposantes photos placées dans la rue, comme si cette visibilité soudaine allait leur nuire. La plupart enfin, se prêtaient au jeu, y retrouvant peu à peu de la fierté, une fierté qui pouvait infuser en eux et les porter dans leur vie quotidienne.
A la médiathèque où nous sommes chaleureusement reçues par le personnel, Hélène explique tout cela au public venu un peu par hasard assister à notre table ronde. La chaleur et l’ouverture d’Hélène font leur effet : très vite, les hommes et les femmes dans l’assistance se livrent à leur tour. Les témoignages et les questions fusent sur le racisme au quotidien, l’invisibilité des minorités, les questionnements sur l’atmosphère jugée agressive et crispée en France sur ces questions.
Une dame blonde, très souriante, explique : « Je suis bretonne et je sais ce que c’est d’avoir sa culture niée par les autorités. Mais je voudrais qu’on passe à autre chose. Mes petits-enfants sont métis, leur père est antillais. Comment je fais pour leur parler de tout ça ? Est-ce qu’il faut vraiment encore leur parler de l’esclavage ? Je suis allée à Nantes, dans le musée qui traite de ces questions, et devant l’image des cales des bateaux, c’était trop dur, je n’ai pas pu rester. Mais comment ça se fait qu’on doive parler encore de tout ça ? Je n’y suis pour rien, moi ! »
Inlassablement, Hélène explique sa démarche. Parle de son vécu. De l’importance de parler d’un passé colonial qui n’est pas encore assez abordé de front. « On parle toujours d’intégration en France, mais jamais de ségrégation. » L’exemple des cheveux et la façon dont les Noirs sont sommés de se conformer à des standards occidentaux pour être acceptés, dans la vie professionnelle comme dans les médias (défrisage, lissage, blanchiment de la peau), revient. L’esclavage aussi, dans l’amplitude de son phénomène, depuis les raids arabo-musulmans qui ont déstructuré les sociétés africaines, jusqu’aux effets esthétiques et sociaux du racisme aujourd’hui. Le débat est riche et je laisse avec plaisir la parole à Hélène et au public. Un jeune homme noir, dans la salle, hoche souvent la tête, mais n’ose pas s’exprimer. Il viendra nous remercier à la fin.
Deux heures passent, aussi rapidement que dans la classe, ce matin. Le public repart, à la fois content et étonné de cette rencontre.
Je ramène Hélène à la gare d’Argenteuil. Demain matin, elle repartira à Montpellier, prise dans d’autres projets où interviennent la photo, le dessin, le théâtre. En cette journée qui s’achève, du lycée à la médiathèque, j’ai le sentiment d’avoir accompli à ses côtés un lent et patient travail, à toute petite échelle. Un travail de cheminement de la parole, peu visible en apparence, mais vital pour notre société.
Photo : Hélène Jayet - Le Village