Il n’y a pas que des heureux hasards

Il n’y a pas que des heureux hasards
Je lis une conférence d’Hannah Arendt, qui s’interroge sur la faculté de penser : « L’activité de penser en elle-même (…) peut-elle être de nature telle qu’elle « conditionne » les hommes à ne pas faire le mal ? » [1], (p. 27). Je suis intérieurement et entièrement soulevée par chacun des mots, chacune des phrases écrites par Hannah Arendt qui écrivait en anglais mais avait pour langue maternelle l’allemand et que je lis en français (livre traduit par Marc Ducassou et Didier Maes), et il me semble que ces trois strates de langue au lieu de flouter le sens l’approfondissent pli après pli.
Pourtant, écouter la voix de Hannah Arendt en allemand, qui s’est sentie abandonnée, soudainement, par les intellectuels allemands, bien plus que par d’autres milieux sociaux qu’elle fréquentait — elle souligne cette différence, qui est une séparation, une rupture avec conséquences, par un silence que son menton s’obstine à désigner— disant « je ne veux plus jamais être mêlée à ce milieu », dans un extrait apparaissant dans le film Perte de Nurith Aviv [2], m’a donné, à l’inverse, le sentiment d’une perte de la traduction : la gravité de sa voix, la lenteur de ses gestes.
Pour ce livre que je lis au compte-gouttes, absorbant une à une chaque goutte de mot, je n’ai trouvé comme marque page qu’une carte à jouer. Un Neuf de carreau. Quand je m’en aperçois, je suis dans un train. Ce qui remonte en moi n’est pas un souvenir d’enfance. C’est la nouvelle de l’écrivain chinois Su Tong « La Reine de cœur » [3]. Les romans de cet écrivain sont d’une violence inouïe, insupportable. À tel point que je n’arrive pas à les lire. Il a cependant de nombreux lecteurs en français. De mon point de vue, Su Tong, comme d’autres écrivains de sa génération, succombe à une « volonté esthétique qui aboutit au réalisme et à ses hypertrophies réalistes-socialistes ou hollywoodiennes » [4].
« La Reine de cœur », qui date de 1996, est écrite sur un autre ton. Elle est réaliste mais sans hypertrophie, ce qui la rend plus cruelle dans sa justesse, plus effroyable dans son invisibilité. Teintée d’un rien de surnaturel, comme peut l’être la seule issue, la seule épaisseur de réalité qui soit viable. À peine, juste de quoi rehausser la cruauté du réel : la présence dans le réel d’un ensorcellement, d’un mauvais sort jeté sur le peuple.
Je vais raconter, de mémoire, cette nouvelle, que je n’ai plus en possession, comme un conte, avec une possible interprétation.
Un enfant possède un jeu de cartes à jouer dont il lui manque la Reine de cœur. Son père l’emmène en ville où il a une mission à accomplir et lui promet de lui acheter un nouveau jeu. L’enfant suit son père dans son voyage. L’atmosphère est lourde, glacée, terrifiante. Le train est vide, les rues sont désertes, le froid glacial pénètre partout. Ils dorment à l’hôtel. Et l’enfant s’aperçoit que sur les murs, il y a des éclaboussures de sang. Ce ne sont pas celles des moustiques. Le père comprend que la chambre a servi de lieu de tortures. Ils dorment dans une chambre où un homme a été torturé et tué.
Le père dans l’après-midi entre dans un magasin où il n’y a rien et cherche à acheter, discrètement, un jeu de cartes. C’est un produit occidental. Or, nous sommes en pleine révolution culturelle, cette sorte de jeu est interdite et il vaut mieux ne pas en posséder. Le père le sait mais il veut faire plaisir à son fils.
Dans le train du retour, un homme entre dans le compartiment entouré de deux autres hommes. Il a un pansement sur la bouche, il ne parle pas. Son visage est celui d’un homme terrifié, accablé, éprouvant une détresse indescriptible. On comprend que sa langue a été arrachée.
À un moment donné, les deux hommes accompagnent leur prisonnier aux toilettes. Mais quand ils reviennent, ils ne sont plus que deux. À son tour, l’enfant veut aller aux toilettes. Son père inquiet le suit. Les toilettes sont rouges de sang. Au milieu du sang se trouve une Reine de cœur telle que l’enfant en rêve, car elle est celle qui manque à son ancien jeu. Son père l’empêche de la ramasser. Ils se rassoient raides de peur et ne bougeront plus avant l’arrivée.
Rien n’est dit. Tout se devine. Se poursuit une fois que l’on a fermé le livre.
Mais la carte à jouer, vers où nous entraîne-t-elle ? Sinon vers la liberté ? Pour sortir de l’engrenage des manipulations tortueuses, torturantes des pouvoirs autoritaires, de leur arbitraire, de leur crasse et de leur absurdité. Un chemin demeure pour s’échapper. Parfois. Un jeu.
La carte à jouer fait passer de l’enfance à l’âge adulte, de l’Orient à l’Occident, de la réalité à la cruauté. Nous ne regarderons plus les cartes à jouer qu’avec suspicion. Et si jamais elles nous dénonçaient ? Et si jouer était dangereux ? Interdit ? Si penser se faisait au risque de la vie ?
Selon l’ouvrage de Romain Merlin (1793-1871) Origine des cartes à jouer, Recherches nouvelles sur les naïbis, les tarots et sur les autres espèces de cartes, « (…) on est autorisé à penser que, si le Céleste Empire a inventé les cartes avant nous, nous ne les lui avons pas plus empruntées que nous ne lui avons pris la poudre à canon et l’imprimerie, qu’on dit avoir existé en Chine longtemps avant que l’Europe possédât ces inventions. Et cependant ces dernières découvertes ne sont pas pour cela contestées aux Européens » (p.25). L’origine ne devrait être que de ce côté-ci du monde, malgré les citations du sinologue Abel Rémusat. L’origine ne sera ni indienne, ni arabe, ni égyptienne, non plus. Elle ne peut être que du sud de l’Europe. Il est écrit.
Je ne suis pas de l’avis de l’auteur quand il trouve laides [5] les longues cartes comme deux doigts resserrés de mon jeu de cartes du Sichuan, rouge, un rouge de laque pour le dos et sur le devant des gouttes rouges et noires peintes à la main. Je ne sais pas comment on joue avec ces cartes, mais j’y vois les anciens salons de thé sombres où se dorlotaient les hommes âgés, oisifs, j’y entends le chant des sourcils-jaunes, j’y hume la vapeur du thé vert, et la laque prête à craqueler, qui recouvre les cartes, ne craquèle pas ; elle reste souple.
La carte à jouer dans mon livre est comme un pan de réalité glissé entre les mots qui connaissent deux malheurs : ils sont abstraits, ils sont congelés.
Si penser est douloureux, difficile, et on le voit ici, dans cette nouvelle, dangereux, c’est que la pensée dégèle les mots pour les rendre vivants. Pourtant penser n’apporte rien, ce n’est pas un produit en vogue aujourd’hui : pas efficace, pas rentable, pas utile. Tous les défauts. Elle est de l’ordre de l’avortement et non de l’accouchement révèle encore Hannah Arendt, tout au mieux elle détruit, siphonne préjugés, clichés, habitudes qui encombrent notre intérieur, l’envahissent de nouveau chaque jour dès que l’on ouvre la porte. À quoi bon « penser » dans ces conditions ?
Autant jouer aux cartes.
La carte glissée dans le livre de Hannah Arendt, Considérations morales, ce Neuf de carreau cartonné, au dos strié de carreaux, tient bien dans la main. Je la serre, le bruit de carton légèrement vernis, son épaisseur, sa demi-dureté, éveille quelque chose dans la mémoire du corps : le claquement quand on la pose sur la table. J’ai dû en faire, des réussites, pour ne pas m’ennuyer, pour ne pas penser, pour me délasser sur la grande table carrée de la salle à manger. Combien l’ennui est présent dans nos vies, combien on cherche à le tromper, à le combler, à l’éviter. Qu’a-t-il de si terrifiant ? Nos vies, nos têtes sont-elles si vides ?
La conférence d’Hannah Arendt, traduite en français se termine par cette phrase : « La manifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’est l’aptitude à discerner le bien du mal, le beau du laid. Et ceci peut bien prévenir des catastrophes, tout au moins pour moi-même, dans les rares moments où les cartes sont sur table. »
Est-ce un hasard ?
Quand on joue cartes sur table, on est censé, montrant son jeu, dévoiler ses intentions et le but qui, lui, est connu de chacun depuis le début. Le vrai visage apparaît que le joueur ne dissimule plus.
J’écoute de nouveau le passage de l’entretien d’Hannah Arendt, car il faudrait savoir, comprendre pourquoi le milieu intellectuel a-t-il été le premier à trahir : « ils se sont fait piéger par leurs propres idées, c’est ce que je dirais aujourd’hui. » dit-elle. Le piège renvoie au renard qui vit à l’intérieur de son propre piège et y attire les autres. « Heidegger, le renard » [6]. En enfumant les autres, il s’enfume lui-même dans son terrier. Dans la fable qu’elle écrit à son sujet dans son carnet.
Ainsi, auraient-ils cru qu’un homme pouvait incarner leurs pâles idées et donner une réalité tangible à leurs purs fantasmes. Ils ont cru. Mais la seule vérité qui soit est celle des faits (vérité de facto), dira-t-elle plus loin (58’08) [7]. Et ils ont cessé, pour la plupart, de croire, ont retiré leur jeu de dessus la table. Il était trop tard.
Les cartes sont-elles toutes sur la table, certaines ne restent-elles pas cachées dans la poche d’un des joueurs ? Il semble qu’il en soit le plus souvent ainsi.
Le jeu se situe entre faits et fantasmes, le plus difficile et de ne pas tomber dans le piège. Ainsi, dans ce jeu de cartes, il n’y a pas de joker. Car dans les faits, dans la vie (qui est toujours vraie) il n’y en a pas.
[1] Hannah Arendt, Considérations morales, (titre original Thinking and Moral Considérations : A lecture, 1971), éditions Payot & Rivages, 1996.
[2] l’Entretien complet a été réalisé en 1964 par Günter Gaus.
[3] Su Tong, Fantômes de papiers, Desclée de Brouwer, 1999
[4] Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, Stock, 2007, p. 49.
[5] « mais cependant quel rapport peut-on trouver (…) entre ces grandes et belles peintures [les cartes occidentales] et ces petits grimoires dont l’œil européen peut à peine distinguer la différence… »(p.25)
[6] Facundo Vega, « Les pièges à renard : Heidegger, Arendt et l’an-archie des commencements politiques », Cahiers de l’Herne, Hannah Arendt, 2021, p.251.
[7] Entretien de Günter Gaus