"Il se résume à trois lignes, ton avenir ?"

Accroché à la grille du lycée, le drap claque mollement au vent. J’essaie en vain d’y lire les inscriptions qui y ont été tracées hâtivement à la bombe de peinture. Je n’entrevois que quelques lettres, un mot : « abandonnés »... Je pense à une manifestation d’élèves, sans m’y attarder. Comme à chaque fois, quelques-uns d’entre eux attendent devant la porte d’entrée que la dame de l’accueil veuille bien leur ouvrir.

Dans la salle des professeurs, je retrouve Souad, qui vient me chercher chaque mardi pour m’accompagner en classe. La première question que je lui pose concerne évidemment la minute de silence et la lettre de Jaurès, qui a dû être lue aux élèves la veille, comme dans tous les lycées de France depuis la mort horrible du professeur Samuel Paty.

Souad m’explique la détresse des enseignants, leur sentiment d’abandon et d’incommunication avec le ministre de l’Education qui a « monopolisé la parole sur ce sujet », comme elle dit, mais n’a pas échangé avec les professeurs. Ici à Argenteuil, les profs n’ont pas pu bénéficier des deux heures de préparation qu’ils réclamaient pour préparer cette rentrée particulière ; deux heures d’échanges entre professionnels pour s’accorder sur la façon d’aborder cette tragédie. Un petit temps que d’autres établissements ont obtenu. En réaction, une majorité de professeurs se sont mis en grève hier, fait exceptionnel pour ce lycée me répète Souad à plusieurs reprises. La petite bannière aux portes du lycée, ce sont donc les profs qui manifestaient leur colère et qui ont fini, hier, par faire la minute de silence en hommage à leur collègue tous ensemble, dans la cour du lycée, sans les élèves. Ils prépareront plus soigneusement, dans quelques jours, un véritable échange avec les classes. La lettre de Jaurès (tronquée ou entière, je ne sais pas), a été lue par le proviseur à travers les hauts-parleurs. J’imagine sa voix résonant dans tout l’établissement.

Ces conditions difficiles s’ajoutent aux mesures de sécurité renforcée et à celles de confinement et d’hygiène, difficiles à tenir dans des classes de trente-cinq élèves, sans parler de procédures impossibles à respecter dans le réfectoire. Bref, face à ces impasses, la perspective d’une fermeture totale du lycée d’ici quinze jours n’est plus à exclure.

Dans la classe de coiffure, nous avons la chance d’être avec peu d’élèves : moins d’une vingtaine. Mais ils ont déjà souffert d’une interruption des cours qui a duré presque six mois lors du premier confinement. Ils pressentent que les remous ne sont pas finis.

Or, en m’inspirant de l’entretien que nous avons mené avec le jeune créateur de Capillum avant les vacances, je veux les faire écrire, aujourd’hui, sur la façon dont ils se projettent dans l’avenir. Un avenir relativement court car à leur âge, six mois, c’est déjà bien loin. Je leur propose donc d’imaginer leur vie d’ici sept ans, lorsqu’ils auront un métier : comment se voient-ils ? Où aimeraient-ils se trouver, d’ici sept ans ?

« Dans sept ans, j’aurai vingt-deux ans » me lance Malika avec un sourire. Je suis étonnée : je pensais que tous les élèves avaient dix-sept ou dix-huit ans, mais Malika n’a que quinze ans. Ils sont si jeunes, finalement.

Beaucoup n’écrivent que quelques mots. Deux ou trois lignes sur une feuille chiffonnée. Je dois les encourager : « Allez, vous pouvez rêver, racontez-moi une histoire, ce qui vous ferait le plus plaisir, quelle vie vous aimeriez mener, peut-être à l’étranger, peut-être en France, ce que vous voulez. »

Car ils ont tendance à rester très près de leur situation actuelle et à restreindre d’eux-mêmes leurs perspectives. D’ailleurs, Malika renchérit :

« Je ne vois pas comment on pourrait s’imaginer dans quelque chose Madame, tous les salons de coiffure sont fermés, on n’aura même pas de stage, cette année. »

J’essaie de dédramatiser, de leur dire que rien n’est joué. Dans sept ans, leur vie sera bien différente de celle du lycée. Mais comment la leur faire envisager ? Pour me faire plaisir, ils s’échinent à s’imaginer dans l’avenir. Certains se prennent au jeu et rêvent au fil des mots : avoir une belle maison, une très belle voiture, des enfants. Commencer par être gérant d’un salon puis ouvrir son propre salon sur les Champs-Elysées. Travailler aux Etats-Unis, voyager en Inde. Créer une marque de vêtements, du shampoing bio, des cosmétiques... Finalement, ils en ont des rêves, pas si inaccessibles que cela. Samira se voit prospérer à Dubaï, dans une luxueuse villa, mettant en scène son "style de vie" sur Instagram.

« Pourquoi Dubaï ? je lui demande.
– Parce que la vie est sûre là-bas, on n’a même pas besoin de fermer sa portière à clef.
– Mais en tant que fille, tu devras demander l’autorisation à ton mari pour la conduire, ta belle voiture.
– Ah bon ? Pas grave, il me donnera l’autorisation.
– Ça ne te dérange pas de devoir demander l’autorisation de conduire à ton mari ?
– Ben non, s’il est gentil. »

Faris a écrit une demi-page, mais il bute sur les mots, renonce à lire son texte et me demande de le faire à sa place. Contrairement aux autres, il a écrit que l’argent ne l’intéressait pas : ce qui compte pour lui dans la vie, c’est de s’amuser. Il veut être interprète parce qu’il prétend parler l’anglais, l’arabe, l’espagnol, et veut apprendre le russe. Sa phrase sur son désintérêt pour l’argent fait réagir les autres élèves : Atem propose qu’on l’applaudisse. Tout le monde l’applaudit de bon cœur.

Ils me demandent quels sont mes rêves. "Comme vous : une maison à moi, avec un jardin pour mes enfants." Hassan renchérit : « Il vous faut une villa madame. Une grande villa. »

Emilie, la prof de coiffure, rebondit sur les salons de coiffure des Champs-Elysées : des endroits inaccessibles à nos bourses, dit-elle, où l’on propose du champagne aux clients. Elle encourage ceux qui veulent y ouvrir un jour une enseigne.

Au sujet de qui entre et n’entre pas dans un salon de coiffure, je leur raconte mon expérience : nul besoin d’aller sur les Champs-Elysées pour être refusée. Cela m’est arrivé deux fois dans le Val-d’Oise, à cause de mes cheveux crépus. Ou plutôt, par deux fois, ma fille n’a pu être coiffée car en me voyant, les coiffeuses ont refusé de s’occuper d’elle, prétextant ne pas savoir manipuler ses cheveux, pourtant à peine ondulés.

« C’est abusé » murmure l’un des élèves au milieu d’un silence gêné après mon anecdote. Elodie tente une explication : certaines coiffeuses préfèrent refuser de prendre une cliente plutôt que de mal faire. Je rétorque : "C’est donc un problème de formation des coiffeurs." Oui et non, s’empêtre Elodie, car ils sont censés être formés aussi aux cheveux crépus. Mais certains n’osent pas prendre les enfants non plus, de peur de rater leur coupe de cheveux...

Au bout d’une heure et demie, nous cessons de rêver pour revenir à leur projet de chef-d’œuvre en fin d’année. A partir de tout ce que j’ai abordé avec eux depuis l’année dernière, il va leur falloir choisir un sujet et le préparer pour une présentation devant un jury. Les visages sont soucieux, ils ont l’impression de ne pas avoir d’idées. Quelques-uns se lancent timidement. Elodie et moi les encourageons : nous serons là pour les aider à mettre en forme leur projet. Gloria lève le doigt :

« Moi pour le diplôme, j’aimerais parler du cheveu afro.
– Super idée ! » répond Elodie, soulagée.

L’année dernière, Gloria avait été choquée par la façon dont les Africains étaient représentés sur les sculptures de la façade du musée de l’immigration. Je me demande si ma mésaventure avec les coiffeurs n’a pas suscité en elle, en plus d’éléments plus personnels, l’envie de traiter ce thème du cheveu crépu (elle préfère utiliser le mot "afro"). Si mon expérience limitée des coiffeurs peut servir à ça, j’en suis heureuse.

Je leur laisse encore une semaine pour réfléchir : au prochain cours, ils devront chacun avoir un début d’idée sur leur sujet de chef-d’œuvre, pour lequel nous avions déjà évoqué des pistes lors d’une séance précédente. D’ici là, j’espère que le lycée n’aura pas, pour la seconde fois, totalement refermé ses portes.

9 novembre 2020
T T+