Ne pas perdre de vue les beaux rivages
La semaine dernière, je montais l’escalier du bâtiment C du lycée en compagnie de Souad, la professeure de français, quand un garçon de dix-sept ans environ, visage poupin, engoncé dans son blouson bombé, téléphone portable en main, l’a interpellée violemment :
« Madame, ça va pas se passer comme ça. Je vais en parler à ma soeur et vous aurez de mes nouvelles !
–Je serai ravie de discuter avec ta soeur, Marwan. » a répondu calmement Souad en continuant à gravir les marches à mes côtés.
Souad est fatiguée. Moralement. Elle m’explique que l’élève qui vient de la menacer est vexé parce qu’une heure plus tôt, en classe, elle lui a demandé de s’asseoir à sa place. Souvent depuis le début de ma résidence dans ce lycée, elle m’a raconté à demi-mots, sans s’étendre, les élèves chahuteurs, agressifs, pinailleurs, capricieux qui émaillent sa journée de discussions virulentes et de rappels à l’ordre, l’éloignant chaque jour un peu plus de sa mission pédagogique, qu’elle essaie pourtant de ne pas perdre de vue.
Emilie, la professeure de coiffure, se plaint des mêmes comportements chez ses élèves. L’année scolaire n’est vieille que d’un mois et demi et déjà, je sens chez les professeurs, y compris ceux que je ne fais que croiser dans les couloirs, une nervosité, une fatigue, qui n’est pas réconfortante. Peut-être est-ce aussi l’effet de l’entrée dans les jours de pluie et de lumière chiche, ajouté à la pandémie qui nous oblige tous à masquer la moitié de notre visage. La semaine dernière, j’étais au siège de la région Ile-de-France où l’on m’avait demandé, devant un parterre de professeurs de français, de partager mon expérience d’écrivaine intervenant auprès de lycéens. J’avais ressenti, émanant de l’audience masquée devant moi, cette même fatigue, ce même découragement collectif, de la part de professeurs provenant de lycées divers, dispersés dans toute la Région.
Cette semaine, j’ai proposé à Souad et Emilie d’aborder avec les élèves un sujet repéré dans un article du Monde : dans les cas de marée noire, on utilise des boudins remplis de cheveux pour éponger les fuites d’hydrocarbure. Le cheveu possède cette précieuse propriété d’absorber les huiles tout en rejetant l’eau. Il peut, dans ses écailles, retenir huit fois son poids d’huile et contribuer ainsi de façon écologique au nettoyage des rivages souillés de pétrole. A l’île Maurice, qui subit depuis des mois les effets toxiques de l’échouage d’un vraquier, les habitants se sont coupé les cheveux pour fabriquer ces boudins et tenter d’éviter aux eaux cristallines de leur baie de se transformer en un magma noir et mousseux.
Devant les élèves, je tente une lecture à haute voix de l’article. Très vite, je réalise qu’il faut que je simplifie les tournures des phrases, que je synthétise des paragraphes entiers au moment même où je les lis. Certains élèves semblent poliment indifférents à ma lecture. D’autres bavardent. Souad et Emilie policent les rangs, exigent des élèves qu’ils remettent leurs masques sur leur bouche, enlèvent leur blouson, cessent de manger en classe, etc. Je dois m’interrompre souvent. Je tiens bon, continue à lire en passant entre les rangs, m’arrêtant souvent pour regarder mon auditoire, leur poser une question, m’assurer qu’ils comprennent ce que je lis. Peu à peu, je gagne leur attention. Ils sont étonnés de cette propriété absorbante des cheveux. Je leur demande ce que deviennent les cheveux coupés lorsqu’ils sont en stage en salon. Ils n’en ont aucune idée, imaginent que ces tonnes de matière partent directement à la poubelle (ce qui est effectivement le cas la plupart du temps). Je leur cite d’autres réutilisations possibles du cheveu : engrais pour les sols, extraction de kératine pour les cosmétiques, renforcement du béton, etc. L’article évoque une association qui se charge en France de récupérer auprès des salons de coiffure les cheveux coupés pour fabriquer ces fameux boudins purificateurs des mers.
Je souhaite ensuite leur projeter deux petits reportages de France 2 à ce sujet. Les difficultés commencent : le matériel informatique de l’école a ses aléas. Souad et Emilie s’activent pour tenter d’accéder au réseau Internet récalcitrant. Finalement, nous devons changer de salle pour trouver un ordinateur en état de fonctionnement et je peux enfin lancer les courtes vidéos. Je projette ensuite une carte du monde sur l’écran de la classe pour leur montrer, à partir du cas de la marée noire de l’île Maurice, combien ce problème de pollution est un enjeu mondial : le bateau échoué venait d’Inde et devait rejoindre le Brésil. Son armateur est japonais mais le navire est sous pavillon panaméen. Le pilote du bateau est indien. L’accident a eu lieu chez les Mauriciens qui subissent ainsi les catastrophes liées à un trafic maritime auquel ils ne prennent quasiment aucune part.
Deuxième heure de la séance : mon idée est de faire travailler chaque élève sur un ordinateur pour qu’ils collectent des images, des informations sur ce sujet et en fassent un collage qu’ils présenteront tour à tour. Une variante de l’exercice d’écriture habituel. Là encore, il faut trouver des ordinateurs en état de fonctionnement, regrouper plusieurs élèves autour d’un seul poste, les guider car malgré les heures qu’ils passent chez eux devant un écran, l’utilisation bureautique des ordinateurs leur fait défaut.
Souad et Emilie soupirent : il faudrait dédier plusieurs heures à leur apprendre à se servir correctement d’un ordinateur, mais le temps en classe est compté, il faut suivre le programme. Les élèves s’y mettent, manipulent maladroitement le copier-coller mais s’adaptent vite. Au bout d’une demi-heure, chacun peut imprimer son collage : ils ont choisi des photos dramatiques de navires en flammes au milieu de l’océan, d’un enfant recouvert d’une peinture noire imitant le pétrole, d’un oiseau totalement embourbé dans une vraie marée noire. Ils reconstituent sommairement le passage d’une coupe de cheveux dans un salon à la fabrication des boudins puis à un rivage redevenu idyllique. Tous leurs collages se ressemblent car en tapant sur Internet les mots "cheveux" et "dépollution", les mêmes images sortent, essentiellement celles de l’association qui se charge en France de la collecte de ces cheveux. Internet est un outil d’ouverture au monde, mais aussi un formidable frein à l’imagination et à la créativité pour ces élèves qui ne s’autorisent pas à penser différemment de ce qu’on leur offre.
Je passe entre les rangs, demande à chaque élève de me commenter son collage. Sans chercher à l’approfondir, ils se sont néanmoins approprié les grandes lignes du sujet. Dans le dernier quart d’heure, je propose à Emilie (comme convenu entre nous), de prendre la parole pour leur suggérer quelques idées de Chef-d’œuvre qui pourraient les aiguiller en vue de leur épreuve de fin d’année.
Emilie prend la parole, doit réclamer le silence, commence à égrener ses idées, que je trouve très bonnes :
« Sur la façade du musée de l’Immigration, vous avez vu des corps sculptés aux traits volontairement exagérés. Pourquoi ne pas créer une coiffure exagérée pour votre Chef-d’œuvre ? Par exemple un dégradé qui commence volontairement trop court et se termine avec des longueurs inhabituelles... »
Pas de réaction des élèves. Emilie continue :
« Par rapport aux Bouffant Belles, qui ont des coiffures très intéressantes, on pourrait essayer d’en recréer une... J’ai aussi pensé, en lien avec les détournements d’objets de Kader Attia, que nous pourrions créer une coiffure avec autre chose que des cheveux... »
Anastasia la coupe, boudeuse :
« Si c’est pas fait avec des cheveux, c’est pas une coiffure. »
Le regard d’Emilie vacille une seconde. Elle insiste :
« Bien sûr que si. On peut utiliser d’autres matériaux.
–Comme le raphia ? suggère un élève.
–Comme le raphia ! Très bonne idée ! reprend Emilie, soulagée.
–Ben non, si c’est pas avec des cheveux, ce sera pas une coiffure, assène Anastasia en fixant sa table d’un regard buté. »
J’essaie d’appuyer Emilie :
« Tu verras quand on ira au quai Branly qu’on peut créer des coiffures avec des tas de matériaux : des plumes, des coquillages... »
Je note au tableau les idées qu’Emilie continue de présenter :
« Puisque certains d’entre vous sont forts en dessin, on pourrait aussi imaginer, sur le modèle des portraits photographiques d’Hélène Jayet, que vous dessiniez les profils de vos camarades, en insistant sur leur coiffure. D’ailleurs on pourrait ensuite en faire une exposition. On pourrait exposer tous vos Chefs-d’oeuvre... Et puis certains d’entre vous ont peut-être envie de créer un boudin avec les cheveux récupérés lors de vos stages en salon. Vous pourriez expliquer devant le jury à quoi ça sert... »
Quelques élèves écoutent silencieusement ses suggestions, mais c’est globalement un silence obtus qui règne et l’absence de réactions. Quand la cloche sonne, les élèves se précipitent vers la porte. Une fois qu’ils sont tous dehors, je me retourne vers Souad et Emilie et déclare dans un petit soupir :
« Bon, ça c’est bien passé ! On avance !
–J’apprécie ton optimisme, Estelle-Sarah » me répond Emilie avec un pauvre sourire.
Je ne veux pas me laisser gagner par le découragement :
« Mais si ! On avance. Simplement, il faudra sans doute les prendre par la main jusqu’au bout.
–Oui, répond Emilie. Paradoxalement, ils ont beau être dans une filière censée amener de la créativité, ils ne sont pas très imaginatifs.
–Il faudra beaucoup les accompagner. »
Emilie m’explique qu’en cours de coiffure, Anastasia n’a qu’une obsession : la blondeur. Tout ce qu’entreprend cette élève en travaux pratiques tourne autour de cette teinte. Rien d’autre ne l’intéresse. Cela me semble bien coller avec la personnalité immature de cette jeune fille qui, en classe, s’enferre dans la passivité. Au cours de nos séances, je n’ai d’ailleurs quasiment jamais réussi à lui faire écrire une ligne. C’est là un des plus grands manques auxquels sont confrontés ces adolescents : ils ne sont pas familiers avec l’idée de penser par eux-mêmes, d’imaginer, et peut-être même, de rêver. Ils sont habitués à accepter ce que les adultes veulent bien leur donner à voir, ce qui leur est amené jusqu’au fond de leur chambre : des images et des concepts pauvres, préconçus pour eux, qui les détournent efficacement de leurs propres possibilités.
Tout notre travail consiste à leur faire entrevoir, ne serait-ce qu’entrevoir, de beaux rivages inconnus.