Jacqueline Merville | Ce mont qui regarde la mer

« Il y a des livres qui nous délivrent des griffes du chagrin et de l’impuissance parce qu’ils savent les nommer ces griffes cruelles qui nous hantent. »Ce mont qui regarde la merd’Olivia Elias est l’un ces livres-là. J’ai lu et relu ce livre, ou plus exactement je suis entrée dans cette écriture avec gratitude. Elle effaçait le « silence-qui-tue » expression traduite du japonais où le silence a plusieurs mots le qualifiant précise l’autrice.
Il y a quatre parties suivies de notes et d’une postface de Khalid Lyamlahy.
Cette poète a fait ses premiers pas, regardé les oiseaux, les oliviers, dans le bleu du ciel à Haïfa avant la Nakba, puis fut séparée à jamais comme 800 000 Palestiniens de ses racines d’air et de joie, sa terre. Fuir, fuir, ainsi font les survivants devant les tanks, bombes, fosses communes, prisons, tortures. On les dits réfugiés, exilés. Est-ce les mots justes ?

Elle écrit :
cherchais un mot
qui rime avec poésie
est venu amnésie
faut-il s’en étonner ?
pays biffé & cette tristesse
sur le visage du père

Il y a la mémoire de ce départ forcé pour ne pas mourir, comme d’autres ont dû fuir le Liban, la Syrie, et tant de pays sous le joug de tyrans, cette mémoire-là se tissant avec les massacres en cours à Gaza.
« (convertir en Ground Zeroce Ghetto de Méditerranée) »

n’ai rien vu de l’automnecette année
n’ai pas dit adieu aux feuilles d’oraux grues

dire adieuadieuà toute chose
comme ils le font là-bas chaque nuitparents & enfants
qui se prennent dans les bras & et se disent adieu avant
de s’endormir

Olivia Elias écrit aussi :

éternelle passanteéternelle absente

ai rencontré en Inde une jeune fille (charmante)
étudiait dans un laboratoire du Néguev
la souffrance des plantes lorsqu’on les coupe

pleurent-ellesai demandéen murmures
ou à gros sanglotscomme à quelques kilomètres
là-basdans le ghetto

je ne sais pasils ont de tout là-basà Gaza

Des poèmes à la rythmique scandée doucement ou trouée de vertiges, mots éclatés sur la page, mots en arabe disposé en colonne à droite de la feuille comme une rafale de mitraillette de Tsahal ou poème en pleine page comme un tract écrit à la manière d’un dazibao fait pour être crié autant que lu.Pas de ponctuation, mots rodant sur la page ou s’y gravant comme un silex. La mise en page est magnifique et le papier doux, somptueux. Un écrin pour la douleur et la pensée acérée d’Olivia Elias. Ça travaille la langue française sans tabou, sans compromis avec le correctement bien pensant/écrivant/édulcorant/ littéraire.
Olivia Elias n’a pas peur d’évoquer les membres amputés à Gaza, les enfants devenus torches de feu, fleurs de sang, les exécutions.

Elle dit :
j’écris ce que je vois

« on me demande de parler de ces choses si laides de manière châtiée comme si elles étaient des choses civilisées »
Elle précise :
« Poésie ne fait pas bon ménage avec Sauvagerie »

Olivia Elias a donc dû et su inventer sa langue. C’est très haute langue, une langue qui libère la langue forcément formatée par les usages. Ce n’est pas qu’une aventure en poésie. Et plus loin que tout militantisme (lui aussi nécessaire) c’est sa voix, la plus profonde, sa respiration, son étouffement, son ampleur que nous lisons. Elle ne crie pas, elle cherche les fissures de clarté dans la ténèbre que vit depuis des décennies ce peuple oublié dans les méandres de l’Histoire. Écriture tendue, comme une main enciélée et endeuillée pour accueillir aussi la présence de tant de morts dont l’État hébreu profane depuis des saisons les cimetières à Gaza.« Les ombres blanches » écrit-elle ont une place à la table du mont Carmel où sa mémoire s’en retourne souvent. Comment gommer le lieu de ses premiers pas, des jeux dans le jardin, même si maison, table et vêtements et arbres ont été détruits ?
Une réfugiée en poésie sans doute, mais plus encore une femme qui ne cède rien, qui creuse et recreuse le trou silencieux de la tragédie, la colonisation. Olivia Elias a son arme pour exister, l’arme la plus éternelle qui soit, pas seulement écrire, mais vraiment écrire l’âme, la sienne et celle de tout un peuple qui a droit lui aussi à son État, la Palestine.
Elle écrit :
marchons depuis si
longtemps
au bord de nos terres
comme ours polaire
au bord de la banquise

Oncroise les gouttes d’eau du peintre coréen Kim Tschang-Yeul, larmes perpétuelles qu’il avait peintes chaque jour après les guerres,l’enfer peint par Bosch comme si celui-ci avait eu la vision de Gaza affamé,broyé par drones, bombes, snipers, bulldozers et montagnes de cadavres, enfants sans bras, bouches béantes. Bien sûr, Olivia Elias, et comment cela ne serait-il pas possible, évoque la novlangue d’Orwell seyant parfaitement à ce que nous racontent nos écrans parlant brièvement de laguerre la plus propre du monde entre un mur et la mer. Mais un génocide est un génocide, une rose est une rose, un déni est un déni.

Ce livre égrène les violences répétées de l’État israélien, souvent un seul mot suffit pour ce dévoilement. Que d’effleurements douloureux coulent dans la voix de la poète.
Un nuage est un nuage phosphorique, une journaliste est une journaliste assassinée, la faim est une arme.
Par instant, un souffle oriental traverse ce livre avec humour, humour noir, lorsqu’elle évoque sa grand-mère qui aimait les proverbes arabes, les citait malicieusement.
Mais le poème devient à nouveau langue déchirée, vertiges violentant la raison, la chair de cette exilée. Avec Olivia Elias nous retombons.
Elle écrit :
« point à l’endroitpoints à l’envers
toutes les nuits
avec fils d’argent enroulés autour
fils-de-fer-barbelés
écrisbrode au point de croix
millions de X
sur canevas qui s’allonges’allonge
millions de corps en croix »

Puis comme avant la noyade, on donnerait un coup de pied au fond de l’abîme pour aller respirer à nouveau, la voix, ce long poème, remonte sur ce mont qui regarde la mer. Et nous avec elle,sachant et soutenant la force de vie d’un peuple « en l’âme-sentinelle de ses enfants dispersés aux quatre vents ».

Ce livre, un livre majeur dans la littérature contemporaine. Je voudrais le voir côtoyer « Grille de parole » de Paul Celan. Son poème Strette en particulier. Il y écrivait :
« C’était moi, moi,
j’étais entre vous, étais
ouvert, étais
audible, je vous alertais du doigt, votre souffle
obéissait, je suis
encore le même, mais vous
dormez. »

Nelly Sachs n’avait-elle pas écrit : 
Toujours
là où meurent des enfants
pierre et étoile
et tant de rêves
deviennent apatrides.

Nous avons l’obligation de n’oublier ni l’Holocauste ni l’Éradication actuelle et totale d’un peuple. En Cisjordanie, les colons israéliens armés incendient de plus en plus de fermes palestiniennes. Hier, j’ai vu le visage épouvanté des adolescentes arabes chassées de leurs écoles à Jérusalem-Est.
On ne brûle pas impunément les enfants et les livres, on ne peut pas faire d’une terre la réplique au ralenti d’un Hiroshima, si humanité est encore un mot vivant et universel. Je ne veux pas dormir.La poésie ne peut pas ou ne peut plus être langue atemporelle, tour d’ivoire, laboratoire uniquement langagier ou sauvegarde d’une quiétude individualiste. La poésie peut agir contre les durs vents amers de notre époque. Ce mont qui regarde la mer, un livre sauvant aussi l’existence réelle donc incarnée de la langue. Et puis une femme n’écrit pas la guerre et la colère et les larmes et l’envie de vivre ou de survivre comme un homme. Cela aussi m’importe dans son écriture, ses images, son souffle.
Jacqueline Merville.
11 mai 2025



Olivia Elias, Ce mont qui regarde la mer, postface de Khalid Lyamlahy, Cambourakis éd., mai 2025.

Illustration : l’image de couverture, « tapis Le Temps brodé (association non lucrative destinée à soutenir tisseuses et brodeuses du Liban et des pays voisins) tissé à Ersal, dans la Bekaa, par Rabia El Houjeiry.

Voir le site d’Olivia Elias.
Avec Michaël Gluck elle a écrit Point de suspension.

30 mai 2025
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