Je me revois

Voilà, c’est arrivé pendant la pause-déjeuner, aujourd’hui 20 janvier 2021. J’étais au labo en train de préparer tout le matériel pour les travaux pratiques des étudiants, car oui, on va prendre le risque de faire des TP en présentiel à partir de lundi. Sur le coup de midi et demie, j’ai mis mon manteau, mon écharpe, mon masque chirurgical 3 plis et je suis descendu chercher à manger dans les sandwicheries du quartier. J’ai opté pour le kebab rue Françoise Dolto. Je suis entré, et j’ai pris mon tour dans une file très clairsemée, pas seulement en raison des règles sanitaires de distanciation sociale : il n’y a plus d’étudiants à l’université, le quartier est pour ainsi dire mort. Deux ou trois collègues faisaient la queue devant moi.

Le kebab Nour sert ses clients le long d’un comptoir d’à peine trois mètres. Les commandes sont prises à gauche, et en trois pas, on passe de la rôtissoire tournante verticale que les Grecs appellent gyros, à la friteuse, et au réchauffage des pitas sur un gril à croque-monsieur. Chaque étape de la confection des sandwichs est minutée, aussi protocolisée que les marquages immuno-histo-chimiques que nous faisons au labo. J’ai commandé un menu chawarma tomates-salades-oignon, sauce blanche, frites. Et pendant que le patron préparait le sandwich, j’ai pris dans l’armoire froide la boisson gazeuse qui est comprise dans le menu. Je n’avais plus qu’à attendre que la caissière emballe au fur et à mesure les sandwichs et les frites arrivant à la chaîne au bout du comptoir

Et il est entré.

Il s’est présenté devant le comptoir, qui dépassait sa tête de quelques centimètres. Il avait dans la main quelques pièces, dont beaucoup de jaunes. Il a demandé un sandwich kebab. Il avait cinq euros. Le serveur a regardé l’argent et dit :

— Cinq euros ? Ah, c’est sans les frites alors ?

Le petit garçon a répondu :

— Oui, sans les frites.

Et j’ai senti dans sa voix quelque chose comme un regret, qu’il n’y ait pas assez pour avoir aussi les frites.

Et je me suis revu, il y a cinquante ans, quand je m’étais arrêté sur le retour de l’école pour acheter une crêpe avec les deux francs cinquante que j’avais économisés, et qu’arrivé mon tour, j’avais demandé une crêpe au sucre, car avec deux francs cinquante, on ne pouvait pas avoir la crème de marrons ; que la crêpe au sucre était la chose la moins chère vendue dans cette minuscule crêperie de la rue de la Harpe, de même que le sandwich à cinq euros est la chose la moins chère qu’on puisse acheter chez Nour.

J’ai raconté cet épisode de ma vie en ouverture d’une série de textes remerciant les hommes et les femmes qui m’ont aidé dans la vie (1). Et si j’ai raconté cet épisode, c’est parce que lorsque était arrivé le moment de payer, et que le serveur avait emballé la crêpe dans un coin de papier, et que j’avais tendu mes quelques pièces jaunes qui totalisaient deux francs cinquante, il m’avait dit :

— Laisse mon garçon le monsieur avant toi a payé pour toi.

Et je m’étais retourné, et l’avais vu au loin disparaître dans la foule de la rue Saint-Séverin. Et je n’ai jamais su qui il était, et je n’ai jamais vu son visage, et je sais seulement qu’un homme, un inconnu, a payé la crêpe de ce petit enfant pauvre qui faisait la queue avec ses économies de la semaine.

Et pendant cinquante ans je me suis demandé si un jour j’aurais l’occasion de rendre ce que la vie m’avait donné, ou bien peut-être y serais-je obligé par quelque concours de circonstance. Pendant toutes ces années, j’ai souvent épié les gens autour de moi, scanné la situation, me demandant si c’était le moment, si là, j’allais devoir payer à un enfant sa crêpe, si le moment était bien venu.

Et je me souviens que le plus près que je sois passé de payer à quelqu’un son repas, c’était dans un restaurant chinois fonctionnant en buffet self-service. J’y étais allé avec mon épouse malade, à la sortie de l’Institut Curie. Et j’avais remarqué à une table à côté un groupe de quelques étudiantes volubiles, et en me levant pour payer, à la caisse je m’étais dit : « c’est le moment de payer, dis à la dame que tu payes aussi la table des jeunes filles ». Et au dernier moment je m’étais ravisé ; une sorte de gêne m’en avait empêché, une timidité mal placée, ou un dernier sursaut de réalisme. Ces filles allaient peut-être penser que j’étais un gros cochon, un dragueur, la caissière n’allait probablement pas accepter, l’ensemble faisait un montant aberrant : on n’offre pas comme ça un repas à six adolescentes inconnues, c’est louche.

Mais voilà, ce midi dans cette petite sandwicherie, le moment était enfin venu. En m’approchant de la caisse pour payer j’ai senti qu’il fallait me lancer. Je mentirais si je disais que je me suis lancé dans un calme olympien, la force d’airain d’un adulte qui maîtrise chaque instant de sa vie. Non, j’étais comme pris d’un trac soudain : allait-elle comprendre ? Pourrais-je payer discrètement sans que l’enfant arrive à la caisse intempestivement ? Et si elle me faisait répéter, se tournait vers l’enfant pour lui demander quelque chose, si elle pensait que j’étais son père, ou bien me prenait pour un gros pédophile ? Je n’étais pas si tranquille.

Les trois collègues devant moi ont pris leurs sandwichs emballés. Pendant que j’attendais pour payer, le sandwich de l’enfant suivait la chaîne de proche en proche. Le mien avait seulement un peu d’avance, une trentaine de secondes tout au plus. La caissière a emballé mon sandwich, m’a demandé « quelle sauce pour les frites ? » et s’est tournée vers moi au moment venu de payer. Et par chance j’avais un billet de vingt euros, alors que la plupart du temps, je paie en carte bleue sans contact. J’ai tendu mon billet, et j’ai dit avec soudain une sorte de soulagement envahissant comme si cinquante années de ma vie allaient se résoudre brusquement :

— Je paye aussi pour le petit garçon.

Et le temps s’est arrêté, suspendu pendant une seconde, pas plus, pendant lequel cinquante années ont semblé imploser. Elle m’a regardé. Et elle a compris. En dépit de cette impression qu’elle ne suit que ce qui se passe à sa caisse, elle avait dû voir du coin de l’œil ce petit enfant avec pas plus de cinq euros et pas assez pour les frites. Et sans rien dire elle m’a rendu ma monnaie, a mis mon menu chawarma-frites-boisson dans un sac et me l’a tendu d’un geste guère plus rapide qu’à l’accoutumée.

Je ne voulais pas poser de question, j’avais bien trop peur, mais je savais, en donnant un billet de vingt euros, que si elle ne me rendait que de la monnaie et pas de billet de 10, c’est qu’elle avait compris, et que j’avais payé pour le petit garçon. Et effectivement, il n’y avait que des pièces formant un peu plus de cinq euros de rendu de monnaie. Et dans les quelques secondes qui ont suivi, j’ai tourné les talons, je suis allé droit comme un i jusqu’à la porte, sans me retourner, et suis sorti sur le trottoir, dans les dix secondes à peine où elle allait prendre la chawarma chaud de cet enfant, l’emballer, et lui donner, en disant :

— Laisse mon garçon le monsieur avant toi a payé pour toi.

Je sais qu’il y a des choses qu’en bonne éducation on ne raconte pas. Je sais qu’on ne se vante pas de sa générosité. Mais ceux qui savent de quoi ma vie est faite, comprendront que je n’écris plus pour me vanter même si, comme tout le monde, j’ai souhaité un temps écraser les autres avec mes productions. Je sais que je n’ai pas fait cela que pour cet enfant, je l’ai fait aussi pour un autre enfant, qui depuis cinquante ans se demande comment remercier un inconnu qui l’a aidé, un jour, quand la vie n’était pas facile. Et aujourd’hui, assis devant mon ordinateur, écrivant les dernières lignes de ce texte qui font référence au premier texte de la série Je le revois, dont l’objectif était de remercier ceux par qui j’ai grandi, je me revois enfant, et c’est cet enfant qui tend la main à ce petit garçon qui n’avait pas assez d’argent pour payer ses frites, avec la certitude qu’un jour, quand je ne serai certainement plus là, il saura remercier le destin, non pas en écrivant des textes, mais en aidant un petit enfant qui n’est pas encore né.

(1) Je le revois

20 janvier 2021
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