Julie
Voici un petit témoignage de Lounis, un Kabyle de Paris dont j’ai fait la connaissance il y a 30 ans, à l’été 1990 précisément, dans un café de Ménilmontant. Un témoignage que j’ai transcrit et que je voudrais partager avec vous :
Je m’appelle Lounis, j’ai 40 ans. Je suis né à Alger, de père et de mère kabyles. J’ai fait mes années de primaire dans une école française. Ma maîtresse s’appelait Julie : une belle blonde aux yeux bleus dont j’étais fou amoureux, et ce dès l’âge de 10 ans.
Un beau matin d’été, exactement le 5 juillet 1962, alors que j’avais 12 ans, j’ai mis mes plus beaux habits, pris mon cartable, et je suis allé à l’école pour fêter, avec ma maîtresse et mes camarades, le dernier jour de l’année, avant les vacances d’été.
Le ciel était bleu, le soleil était là, l’air marin me caressait les cheveux, enfin j’avais tout pour être heureux. J’ai pris comme d’habitude le chemin de l’école avec beaucoup de joie. Je marchais en chantant. Mon cœur était plein de bonheur et d’amour à l’idée de voir mademoiselle Julie. La femme de ma vie. La femme que je voulais épouser.
Mais voilà qu’au coin d’une rue, une foule immense surgit et me bloque le passage. Une foule armée de drapeaux algériens qui scande en arabe « Vive l’Algérie ! Vive l’Algérie ! » J’ai demandé à un vieux monsieur ce qui se passait. Il m’a appris avec une pointe d’ironie que c’était la fin de la guerre et que la France avait décidé de quitter l’Algérie.
J’ai attendu sur le trottoir le passage de cette foule interminable, puis j’ai continué mon chemin vers l’école qui, à ma grande surprise, était fermée.
Je suis resté un moment devant la porte. Puis j’ai fait demi-tour, le cœur serré, et mes pas m’ont emmené vers la mer où beaucoup de bateaux avaient commencé déjà à quitter le port en direction du Nord. J’ai tout de suite imaginé Julie à bord de l’un de ces bateaux qui s’apprêtaient à transporter très loin mes rêves, mes espoirs et mes amours.
Je me suis assis sur un rocher. Je suivais des yeux le mouvement lent des bateaux qui s’éloignaient, en pleurant et en maudissant la guerre, l’indépendance, les liesses de joie de la foule, les bateaux… J’ai pleuré de tout mon cœur, puis, résigné, j’ai pris mon cartable, je l’ai regardé pour la dernière fois avant de le jeter dans les flots. Je l’ai vu flotter sur la mer derrière les bateaux, je me suis retourné et je suis rentré. C’est la dernière fois que j’ai pris le chemin de l’école.
J’ai attendu quelques années, puis j’ai pris, moi aussi, comme la France, le bateau afin de rejoindre ma bien-aimée. Je l’ai cherchée partout, mais en vain. Aucune trace d’elle. Que le son de sa voix, la couleur de ses yeux et de ses robes, et le parfum de ses cheveux qui continuent encore de « coloniser » agréablement ma mémoire.