Jérémy Liron | K - comme Kirkeby

« Dans ma jeunesse, j’ai étudié l’histoire naturelle, et la géologie était la matière principale. Mais comme je me suis arrêté à temps, j’ai toujours été préoccupé par le côté absolument non-scientifique de cette discipline. »

« Un jour, j’étais assis sur le siège arrière de la moto de mon père.
L’événement déterminant avait déjà eu lieu. Au moment où je m’étais révélé nigaud, incapable d’apprendre à lire en même temps que les autres. Je crois que c’est à ce moment-là que je suis devenu peintre. En tout cas je me débrouillais bien pour dessiner au tableau noir. »

Kirkeby

La toile tendue d’abord, qui se confond au mur. Grande toile comme on ouvre devant soi le monde encore blanc, son projet vague et insistant. Mur, je fais la recherche, en danois se dit vaeg. Toile, klaede. Dans sa langue une consonance discrète. La silhouette de l’homme de dos, mains dans les poches ou bras croisés sur le torse. On l’attrape pour la perdre et la retrouver autrement. Et peut-être que de profil ou maintenant presque de face on surprend furtivement le regard qui est le sien à cet instant, considérant la scène ou l’arène qui s’ouvre à lui. Quelque chose dans le cours des choses se suspend. Il va et vient sur ce seuil. Il se met le mur dans l’œil et déjà y ajuste son corps. Alpiniste qui évalue la paroi, marin scrutant l’horizon et le ciel. De loin on pourrait confondre avec de la timidité. C’est en réalité un décompte. Le moment de jauger les possibles, l’état de ses propres forces. De tracer le cercle dans lequel il va entrer.

Dans sa peinture semblable évanouissement des figures qui sont ravalées par le mouvement géologique. L’iconographie évacuée à la faveur d’une chorégraphie.
Chorégraphique, il faut garder le mot, et avec lui ce qu’il convoque chez les peintres, de Pollock au Greco, passant par les tableaux les plus atmosphériques de Turner, La Nuit étoilée de Van Gogh.
Il faut insister : «  Le rôle de la peinture n’est donc pas, s’il le fut jamais, d’illustrer quelque chose mais d’amener à la figure (à la surface, j’en ai alors tout à fait le sentiment) ce qui tout autrement ne serait pas apparu, c’est-à-dire ce qui n’aurait pas même pu trouver sa voie vers la conscience.  »
(Jean Louis Schefer écrit scrutant les tableaux du Greco, ciels qui cataractent, corps qui s’étirent et se lovent, mondes qui s’interpénètrent dans des torsions baroques…)

Peut-être entrevoit il l’horizon des jours, des semaines. L’énergie qui sera mobilisée. Comme il lui faudra tenir tout du long, traverser confusion et doutes, hésitations, appels divers, tentations du découragement, ou désinvolture, séductions. Ne pas les occulter ou les nier. Mesurer au sein même de ces risques les potentialités positives qu’il faudra savoir saisir ; les accidents, les hasards heureux. Comment il lui faudra se méfier même de sa méfiance, de ses lâcher-prise autant que de sa volonté ou de son intelligence. « Il s’agit de faire les choses aussi simplement et aussi bien que possible et sans contrôle excessif – mais aussi sans faiblesse inutile » : c’est travail de funambule (on se souvient le fameux texte de Genet).

Peut-être, il se demande dans quoi il s’embarque encore ; s’il n’y a pas d’alternative. Quelle drôle de vie que celle des artistes et de leurs chimères ! Mais c’est pure rhétorique, il le sait. Ne pas trop se perdre à ce jeu-là. Il se tient exactement là où il doit se tenir. Ces choses-là, il faut les prendre comme une loterie ou une responsabilité. Quand bien même c’est à son propre reflet dans le miroir qu’on aurait réclamé le duel pour un hypothétique affront.

Il reconnait les siens dans la généalogie de fous qu’on parcourt dans les livres d’histoire de l’art.
Et même ; on lit le journal qu’a laissé Etty Hillesum aux pires heures de la seconde guerre mondiale, aux Pays-Bas : « Je veux connaître ce siècle, du dehors et du dedans. Je le palpe chaque jour, je suis du bout des doigts les contours de notre temps. Ou bien n’est qu’une fiction ?  » N’est-ce pas cette même ambition, ce même combat ?

On ne voit pas si c’est une courte brosse alors qu’il cale dans sa main droite, un couteau ou une de ces grosses craies grasses qui font comme un bâton.
Geste ample, de tout le bras. Et puis plus localement, comme on griffonne.
Dieu inventant le planisphère, répartissant les continents, les mers dans une fièvre enfantine.
Le premier geste engage tous ceux qui viendront ensuite. Même recouverte, la trace qui aura déclenché cet étrange chamboule-tout chuchotera encore à travers les enchevêtrements, les superpositions, et il faudra faire avec son écho, sa présence. C’est comme pour le gymnaste lancer une jambe ou un bras dans le sillage duquel s’enchaîneront l’équation précise des amplitudes, des vitesses, des inclinaisons qui formeront la phrase chorégraphique. Comme pour le musicien qui se lance dans une improvisation : l’attaque, la tonalité contiennent virtuellement ce qui par écho, rebond, jeu, formera le déploiement, le voyage singulier du morceau.
Le fameux concert de Keith Jarrett à l’opéra de Cologne en 1975. Sol ré do sol la. Cinq notes. Celles qui annoncent le début de la représentation. Celles qui réclament silence et attention. Les cinq notes qu’il rejoue, par malice ou réflexe et qui l’emmènent – et la salle avec lui – une heure durant dans une improvisation géniale, comme s’il inventait un paysage en le parcourant.
C’est aussi ce qui fait d’aujourd’hui une autre réalité qu’hier ou demain. Et que chaque nouvelle toile ouvrira à une nouvelle aventure au sens fort du terme.
On le sait, s’il est là face au mur à rapprocher de lui la desserte avec tubes, pinceaux, palettes, s’il a tendu la toile, s’il lui importe peu à l’endroit où il se tient comment on juge on jugera, c’est qu’il aime cet instant, ce combat insensé ou absurde comme un marin aime traverser la tempête, comme un toréador aime le souffle et la sueur, le sang. Il trouve là un lieu où soudain il existe. Il aime frôler le vide, danser sur un fil, dompter le sauvage et tout cet invraisemblable qui le marginalise en même temps qu’il lui donne la sensation de toucher au grand mystère du monde. Sans doute est-il fasciné par sa propre désinvolture ou forfanterie. Il dira « bravoure ». Et plus que tout par ce qui s’ouvre à lui dans cet indéterminé à l’architecture exacte et subtile. Ce lieu sensuel que toile après toile il explore et fonde, invente, et dont il accueille le miracle. Peindre n’est pas une métaphore, mais se glisser dans une gestuelle très ancienne. Cela a à voir avec le sens et l’absence de sens, avec une forme primitive de savoir. Avec le sacré tout autant qu’avec l’illusion et la vanité. « L’image peinte, paradoxalement, ne se laisse jamais fixer  ». C’est un vertige qu’il accepte ; que l’art lui apprend à accepter comme une vérité fondamentale.

Je me demande quel monde aurait ouvert Descartes si, considérant le doute premier que lui impose l’examen objectif des connaissances, il ne s’était en quelque sorte réfugié sur l’îlot du cogito. S’il avait dissout avec le reste cette ultime ou première certitude.
Et, de la même manière, je regarde la prodigieuse poussée des Nymphéas qui mobilise Monet à la fin de sa vie, et m’interroge face au délitement des formes qui s’y engage, à la folle liberté qui pousse la suggestion jusqu’au geste le plus délié : Entrevit-il qu’il s’avançait-là au bord de quelque chose qui n’avait plus pour aliment que la peinture elle-même dans les modulations que lui imprime un mouvement, un sentiment ? Que le contact pouvait être rompu ou du moins négligé avec les impressions que faisait le réel ? Avec ce que, faisant tinter son double sens, on désigne comme « le motif » ? Et qu’à cet endroit se trouvait le fameux « ut pictura poesis » des anciens. Ou quelque chose de la synesthésie des modernes ?
Il note chez Wallace Stevens cette remarque : « Dans une large mesure, les problèmes des poètes sont les problèmes des peintres. » Retournerait-il la formule pour lui-même ?

Détachée de sujet ou de référence, la peinture s’ébrouerait comme un jeune chien qu’on détache de sa laisse. Et elle s’exciterait de son propre entrain, de sa vertigineuse liberté, éprouvant sa réalité en s’essuyant de toutes les manières, s’arrêtant brusquement pour changer de teinte, juxtaposer les nuances avec la curiosité jouissive, orgiaque d’un dieu qui provoque le déluge, rebrasse les choses jusqu’à la table rase pour repartir d’une tache comme on improvise une mélodie sur un son ou deux notes. Elle se vivrait comme danse et comme musique mêlées. Non plus régies par un code à priori, des habitudes ou des conventions, mais curieuse de tutoyer le chaos, le désordre, le monstrueux, le dégoutant, fourrageant dans les viscères du monde.
Un jour un critique a noté comme ses tableaux abstraits semblaient suscités par l’impression causée par les paysages, imaginant qu’un jour Kirkeby pourrait se mettre à peindre « figuratif », de « vraies peintures de paysage ». Peut-être le peintre n’en était-il encore qu’à jeter sur la toile des sensations, des observations justes mais désordonnées et confuses ? A force de travail, s’il en avait la volonté, semblait-il sous-entendre, peut-être un jour parviendrait-il a condenser cela dans une belle image sur laquelle on reconnaitrait le vallonnement des collines, le jeu des nuages filtrant la lumière, le pitoresque d’un village et d’une route sinuant vers lui ? Ainsi c’était donc ça : sa peinture était anormale, égarée, immature ? Pourtant, il l’a écrit, Kirkeby peint ce qu’il voit. Il n’est pas un abstrait, un théorique, un formaliste. Seulement, il « contemple à l’aide d’un appareil décodeur qui s’appelle peindre. » Ce qui détermine sa vision, c’est la façon dont se construisent ses tableaux. Cézanne faisait-il autrement ?

Peut-être que l’image à laquelle on s’est accroché un temps, comme à l’espoir d’une terre ferme après une trop longue traversée, elle-même s’impatiente et se défait au moment où l’on avait le plus besoin d’elle. Mais cela il faut le noter comme une vérité acquise contre nos projections précisément et contre tout système. « Dans le fond, il n’y a pas grand-chose, pas beaucoup de savoir authentique (de vérité) et rien, en tout cas, n’est fixe. » : « Jamais l’art ne pourra être justifié par des fragments de science. »
Débrouillez-vous avec ça. Et même si c’est un fantasme, un naïf mouvement de résistance.
Peintre c’est construire par-dessus les ruines, ou construire avec les ruines.

C’est sur ce rivage que Kirkeby se tient. Il sait comme le chaos guette, et la boue, et la simple décharge nerveuse. Tout comme guette un code, un ordre abstrait, conventionnel. L’appel au paysage, à la nature a ici valeur de guide.
Il s’y insinue, frotte ou gratte, étale, racle, esquisse et rature. Il accueille parfois les nervures d’une planche, la silhouette d’une souche, le souvenir de lichens, de coquilles ou de blocs de pierre. L’écho d’une lumière, la façon d’une orée, d’une aurore, tapis dans les plis du chaos. Quitte la proie pour l’ombre, s’attarde sur un geste et plus que sur toute autre chose, s’attache à crocheter la constellation des correspondances, des relations, des intrications les plus subtiles. Les premières taches posées, il sait qu’il est engagé tout entier dans un périple dont il ne sortira pas s’il ne parvient pas à cette étrange alchimie qui fait le tableau. Non pas une image ou une représentation. Non plus une épopée ou un conte. Mais cette forme spéciale de présence qui conjugue l’évidence à un insondable enchevêtrement, la fièvre à une dimension méditative. Cette forme de sacrement.
Irait-il jusqu’à dire que la peinture s’exhausse ? Ce serait faire trop peu de cas du travail. Mais c’est ce sentiment peut-être qui s’impose à la fin en même temps que l’indescriptible évidence. Au bout du compte, elle advient.
Il monte pierre à pierre un mur. On reconnait l’ajustement spécial de l’opus incertum. Tout est question de masses, d’architecture, de jointoiement. Ou peut-être est-ce une sorte de tissage, de cardage. De patchwork. Si trame il y a, elle est des plus lâche ; baroque. Elle se prend à son jeu, ne se laisse jamais tout à fait prédire. On croit y reconnaitre le vieux Cézanne. Et c’est sans doute des peintres celui qui lui est le plus proche. Peinture « couillarde », petite sensation, géomorphie… et cette façon de tout ramener à la surface comme font les Nabis. Jamais il ne sera question de détourer un visage ou la silhouette d’une montagne. C’est les exhausser qu’il faut (décidément le mot insiste), les faire remonter d’un fond confus ou en fixer la présence tremblée dans l’épaisseur de la peinture, sur la vitre de la surface. Rassembler, faire consonner les particules qui semblent papillonner dans l’espace du regard et qui se confondent si souvent à l’écho que renvoi le fond de notre crâne. Organiser des événements.
« L’une des raisons les plus importantes – sans doute le moteur principal – qui le pousse à faire quelque chose d’aussi désespéré et d’inutile que de peindre un tableau est la contemplation : l’expérience de voir là où d’autres ne font que présumer. Présumer que la réalité est un code simple, commun et linguistique, que les hommes excellent de plus en plus à décrire par des moyens techniques.  »
C’est une expérience que d’autres diraient métaphysique, mais issue précisément d’un travail physique avec la matière. Imagine-t-on avec les maux de crâne, les migraines ophtalmiques, la fatigue des muscles, l’usure des articulations ? Le dos, les épaules qui tirent, chauffent ?
Le tableau est une cathédrale. Une sorte de flambée de désir sculptée par le désir lui-même dans la matière la plus fausse qui soit. Une matière dont la souplesse, la plasticité est aussi l’argument de l’affaissement et de la confusion. Tout pourrait retourner au « gris » dont parle Deleuze dans ses cours sur la peinture.

Chaque jour ces semaines quand il entre dans l’atelier il retrouve le mur. Les circonvolutions, les embourbements, et l’agrégation parfois de certaines zones, tels que laissés la veille. Il a le regard lavé par la nuit. Peut-être le bénéfice d’un travail inconscient, du recul. Puisque ces choses vous travaillent sans cesse ou presque et que certainement, sans que ce soit dit, ni par lui ni par les autres, le peintre sera toutes ces semaines « à son tableau » même dans les gestes les plus quotidiens. Certains jours vous donnent l’impressions de mieux voir. D’autres remettent tout en cause. Une option un peu cavalière vous embarque des pans entiers du travail malgré vous. Ça s’effondre. Vous faites fausse route. Il faut tout patiemment remonter. Il y a peu de terres fermes. C’est comme un délire certains jours, un archipel mobile. Ça vous demande de froncer les sourcils, d’affermir le regard plus encore et de bander les muscles. Rien n’est pire que les tergiversations si on entre dans leur cercle avec une sorte de complaisance. Toutes sortes de mirages pourront vous faire croire avec la même vraisemblance que vous êtes arrivés quand vous ne l’êtes pas ou perdu quand vous toucher au but.

Maintenant on remarque la façon qu’il a de considérer le mur – le mur ou la fenêtre de la toile sur le mur ; comme il semble simultanément, ou dans un jeu alternatif qui modifie l’assise de son immobilité, tâter tantôt la large surface et tantôt regarder loin au travers. Tout ce temps, ce à quoi il travaille est situé dans un lieu intermédiaire. Ce n’est pas encore un tableau, mais un tableau en train de se faire. Le fantasme d’un tableau en train de chercher sa résolution. Un désir pris les mains dans la toile.
Dix fois, cent fois il a fallu poser le pinceau, reculer de trois ou quatre pas, tâter dans son dos le fauteuil pour venir y jeter son corps. De loin considérer l’état des choses, le chemin parcouru. Envisager mentalement une poignée d’alternatives, avec ou sans telle couleur, telle figure. Dans telle ou telle dynamique. En reprenant de font en comble cette zone ou celle-là... Parfois il faut seulement parvenir à lire au texte qui s’est fait. Voir. Et, comme on vérifie mentalement aux échecs une situation, constate la défaite, juge d’une issue, les vagues rêveries qu’on croit lire dans l’immobilité ballante du peintre devant sa toile cachent un intense travail d’hypothèses. Il se peut que dans le feu de l’action, joué par ses propres intentions, on ne voit pas immédiatement que le tableau est fait. Il se peut qu’on cherche encore, qu’on gâche, qu’on piétine.

Une langue étrangère. On se dit que ça a un peu à voir avec ça. Assembler à tâtons sans bien savoir ce que l’on dit ; ou dans une grande épaisseur de flou. Par intuition, comparaison, essai-erreur, tenter de faire un tableau comme avec le peu qu’on a compris et quelques mots tenter de faire une phrase qui tienne sur elle-même miraculeusement. Le peintre est-il une sorte de maniaque resté à un stade infantile qui chaque jour bien maladroitement travaille à dire son premier mot ? Cet enfant pour lequel chaque tableau est la lente et laborieuse extraction d’un premier mot ? Qui jouit encore et encore de cette éclosion du mot dans sa bouche ?

Maintenant, sous le calme apparent, intérieurement, il jubile. Quelque chose s’est relâché. On le sent plus léger. Il va et vient devant la toile comme on reluque avec satisfaction les chromes d’une voiture neuve. Il vérifie que tout est là, solidement ficelé. Qu’il n’est pas le jouet d’une énième illusion. Qu’il n’a rien négligé, rien laissé passer. C’est la terre qui se profile après un long séjour en mer. La promesse d’un point fixe, d’un port, d’un refuge. La carte qui s’ajuste aux reliefs qui se silhouettent à l’horizon. La légende qui prend corps sous vos yeux. Il va jusqu’au fauteuil où il s’installe pleinement. Il contemple. On ne saura sans doute jamais vraiment quelle lumière lui vient dans l’œil à cet instant. S’il voit autre chose qu’un enchevêtrement de traces laissées au sable de l’arène séance après séance. Ou la solution esthétique à une très obscure équation. La réalisation d’un puzzle dont il a fallu tâter la découpe de chaque pièce dans le noir.
On croit le voir rire franchement. Il a les jambes croisées et porte à sa bouche un cigare gros comme un doigt. On imagine un homme d’affaire se servir un whisky après avoir signé un gros contrat. En vérité c’est le monde qu’il tient dans son regard, tel qu’il l’a remonté pièce à pièce. Cette chose étrange et chimérique par laquelle se tiennent séparés le ciel et la terre, la nuit et le jour. Rien de moins.
La peinture est un éveil.
On lui fait remarquer que c’est en griffonnant du bleu là sur la droite que la chose semble-t-il s’est fixée. Et on s’en souvient, ce bleu était déjà là dans les premiers jours avant que son travail ultérieur l’enfouisse ou l’efface. Il n’a en quelque sorte fait, après un long détour, que le retrouver. C’est le jeu qu’observait Freud chez le jeune enfant : le fort-da ou jeu de la bobine qu’on éloigne puis rapproche, perd et récupère.
Il ne se le serait peut-être pas formulé, mais il le sait très bien. Il sait aussi que ces détours étaient nécessaires. Qu’il faut parfois d’infinies précautions, travailler jonctions, jointures, chevauchements, accoutumer les gestes eux-mêmes, les traces, les taches pour qu’elles s’acceptent, collaborent, qu’une symbiose se fasse, que ça tienne. Chorégraphie encore.
Ce sont des choses qu’on manque quand on les dit. Jusqu’ici il les vivait par son corps, très physiquement. Oui, tout cela doit rester très physique ; mobiliser une forme très ancienne de connaissance, d’intelligence. Une forme de mystique. Alors il tient devant lui ses deux mains, les approche et enchevêtre ses doigts. Il n’y a pas d’autres exigences que cette intrication effective, cette unité réalisée. C’est qu’un tableau sans doute parfois ressemble au geste de la prière.

24 mars 2025
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