L’astronome et l’étoile filante Ghérasim Luca
Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver, écrivait René Char. Ces traces sont d’une faible lumière. Il faut un poète pour les retrouver dans le temps qui passe, dans la poussière qui s’accumule, dans la lumière crue qui s’impose. Et il faut un autre poète encore pour les ramener vers les yeux des vivants. C’est le miracle de Sereine Berlottier d’avoir été ceux-là. C’est toute la beauté de son livre : Nu précipité dans le vide .
Ce roman n’a pas une forme classique. Il déroutera son lecteur, peut-être. Il le perdra, sans doute, comme il arrive que les hommes se perdent, comme ce poète qu’elle évoque, dont le nom n’est jamais mentionné (sauf en dehors du livre, à la toute fin), s’est perdu, une nuit de janvier 1994. Quand bien même : celui qui se perd révèle parfois ce qu’il cherchait sans le savoir.
Les premiers colons espagnols trouvèrent en Amérique latine des statuettes incas représentant des hommes assis tenant un grand bol entre leurs jambes croisées. Dans leur malveillance, les Européens crurent que c’était des buveurs d’alcool. Ils crurent aussi que les Incas se trompaient sur la position des étoiles car les cartes du ciel qu’ils retrouvèrent ne représentaient rien de connu. Il leur fallu des siècles pour saisir qu’il s’agissait d’astronomes regardant le ciel dans le reflet d’une coupe d’eau, et les cartes que ceux-là dessinaient à l’envers étaient plus justes et plus précieuses que celles qu’eux-mêmes faisaient à l’endroit.
Le sentiment que je garde de Nu précipité dans le vide : une coupelle d’eau dans laquelle se reflète la trace d’une étoile qui fila dans le ciel noir du XXe siècle. Une étoile improbable et fragile, comme les humains le sont toujours ; lumineuse, comme il arrive qu’ils le soient par moment. Dans quelques années, on comprendra ce que Sereine Berlottier signifiait, qui était impossible à saisir sur le coup, à l’image d’une carte renversée de notre ciel. Comme une minuscule représentation de la profondeur sur un territoire dessiné par des marchands.
Miguel Aubouy