« le roman laisse la place àl’inachevé, l’inabouti  », Linda Lê

Linda Lê aux éditions Christian Bourgois.
Dernier roman paru : Lame de fond (2012).

Sur liminaire de Pierre Ménard, Linda Lê : Le complexe de Caliban.


 

Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle àvous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ?
Il m’est rarement arrivé de me dire : « Je vais écrire un roman.  » Pour reprendre le mot de Blanchot àpropos de Louis-René des Forêts et de l’écriture du Bavard, je prétendrais presque que je me sens « contrainte  » àun livre dès lors que quelque chose qui m’obsède prend peu àpeu forme, dès lors que je suis hantée par une ou deux phrases qui me permettent de penser que le texte aura une certaine ampleur et sera un roman, quoique le terme « roman  » soit si vague, et que chaque roman mené àbien corresponde àune définition différente. Disons simplement que j’ai seulement constaté une évolution dans mon travail ces dernières années : je fais de plus en plus le pari du romanesque, j’ai de plus en plus de goà»t pour la fiction, je prends de plus en plus de plaisir àbâtir des univers dans lequel évoluent des personnages qui ne sont pas forcément mes alter ego.


Que demandez-vous àun roman en tant que lecteur ? En tant qu’auteur ? Sont-ce les mêmes choses ?
Je citerai ce que dit Stevenson, l’un de mes romanciers préférés, au sujet des romans, car c’est ce que j’y cherche en tant que lectrice et en tant qu’auteur : « Ils n’attachent pas le lecteur àun dogme, dont il devrait par la suite découvrir la fausseté ; ils ne lui apprennent pas une leçon, qu’il lui faudrait ensuite désapprendre. Ils répètent, ils arrangent, ils clarifient les leçons de la vie ; ils nous désengagent de nous-mêmes, ils nous obligent àla connaissance des autres ; et ils nous montrent la trame de l’expérience, non telle que nous pouvons la voir par nous-mêmes, mais avec un changement notoire – ce monstrueux et dévorant ego qui est le nôtre se trouve pour la circonstance annulé.  »


Avez-vous fait des incursions dans d’autres formes littéraires et si tel est le cas, cette expérience a-t-elle servi d’une façon ou d’une autre dans l’écriture du ou des romans suivants ?
En écrivant des nouvelles, j’ai eu le sentiment de tenter une expérience qui avait peu àvoir avec le roman. La nouvelle n’est pas un roman bref. Peut-être ai-je cependant acquis un sens de la concision en condensant ce que j’ai àexprimer, mais je reste persuadée que l’écriture de la nouvelle et celle du roman sont très différentes. Les nouvelles sont comme des semences, il m’est souvent venu àl’esprit qu’elles sont closes sur elles-mêmes, tandis que le roman laisse la place àl’inachevé, l’inabouti.
Quand j’ai écrit des essais, cela nourrit d’une certaine manière mon travail romanesque, puisque je mène une réflexion sur le roman tel que le conçoivent des écrivains que j’admire. Mais je m’interdis tout mimétisme, si bien qu’en rendant hommage àces écrivains, je ne cherche pas, par la suite, àmarcher sur leurs traces, je me défends de faire une littérature d’épigone. Les essais littéraires ne sont làque pour payer ma dette d’amour envers ces intercesseurs qui m’ont révélé des mondes insolites.


Écrire un roman au XXIe siècle vous semble-t-il difficile ou évident ? En d’autres termes, la forme du roman vous paraît-elle dépassée ainsi qu’on l’entend souvent ?
Je crois que ce n’est pas le roman qui risque d’être obsolète mais la façon qu’a un auteur d’envisager cette forme de création. L’injonction des surréalistes, repassionner la vie, me paraît toujours être au cÅ“ur même de l’aventure romanesque : et c’est àchaque fois une aventure, car àchaque fois le romancier qui croit encore aux possibilités qu’offre le roman, remet tout en jeu et plonge au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau.


Dans vos lectures, y a-t-il surtout des romans ou trouvez-vous votre « nourriture  » plutôt ou autant dans d’autres genres de livres – et si tel est le cas, lesquels ?
Curieusement, alors que je fais de plus en plus le pari du romanesque, j’ai aussi de plus en plus tendance àlire ou relire de la poésie – celle des poètes du Grand Jeu ou celle de Reverdy –, et des livres fragmentaires, comme ceux qu’a écrits Louis-René des Forêts àla fin de sa vie, comme les aphorismes de Cioran, les Journaux de Louis Calaferte ou les Papiers collés de Georges Perros, pour ne citer que ces livres-là.

L.L.


30 janvier 2014
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