« voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans », Donatien de Sade

Dernier ouvrage paru du vivant de l’auteur : La Marquise de Gange, roman, 2 volumes in-12 de XII-258 et 298 pages, chez Béchet libraire, 63 quai des Augustins, Paris, 1813. Réédition par Gilbert Lely chez Amiot, Paris, 1957. Repris dans le tome XI des Œuvres complètes du marquis de Sade, Pauvert, Paris, 1991.


 

Chères amies,

Je suis très ému que vous ayez pensé à moi pour votre enquête sur le roman à paraître dans remue.net - quel titre original ! Je n’ai donc pas disparu de la mémoire des hommes ni mes œuvres de la librairie ? Merci à vous. À ce qu’on m’a dit, votre gazette ne ménage pas ses efforts pour faire connaître la littérature, même si, je l’avoue, je n’ai pas compris exactement son mode de publication et de diffusion. Quoi qu’il en soit, cette lettre l’atteste : ici - quelle que soit l’image que vous vous formez de cet ici -, les nouvelles arrivent, les messages sont transmis.

Un ami américain m’a écrit récemment qu’il avait visité, en Californie, une jardinerie spécialisée dans l’entretien des pelouses et appelée « Le Maquis de Sod ». C’est très amusant, vraiment. J’apprécie beaucoup, lui ai-je répondu. D’autant que cela concerne des jardins. Hôtel de Condé, La Coste, couvent de Picpus où j’ai bien cru ma dernière heure venue, rue Neuve-des-Mathurins, et même hospice de Charenton… j’ai aimé leurs jardins à la folie. Durant les longues années que j’ai passées en prison, je peux dire aujourd’hui que les jardins, chaque printemps renaissants, m’ont manqué davantage que les hommes qui se renouvellent si peu… Quel était le nom du propriétaire de ce « Maquis de Sod » ? Quelque chose comme… attendez, j’ai dû le noter quelque part. Ah, le voilà : Millard Hobbs. Un ancien acteur, paraît-il. Le courrier de mon ami poursuivait : « Sod, dont la garde-robe comportait désormais un authentique costume du dix-huitième siècle, dialoguait avec un jardin style maquis qu’il frappait de son fouet. Chaque brin d’herbe en gros plan avait un visage et une petite bouche, et toutes ces bouches, en un chœur innombrable, chantaient d’une petite voix pointue : …˜…˜Encore ! Encore ! Nous adorons cela !’’ » Quelle imagination ! Comme c’est vert, croquant sous la langue… Cette jardinerie existe-t-elle toujours ? Sa visite remontait aux années 90, m’écrivait-il. Mais de quel siècle : 1890 ou 1990, le savez-vous ?

À en croire la teneur de votre message, le roman fait à nouveau l’objet de débats passionnés et de critiques virulentes ! Demande-t-on toujours : à quoi servent les romans ? Quelle ironie (ou quel ennui ?), n’est-ce pas, de devoir répondre à cette question encore et encore, siècle après siècle ! Que ceux qui n’aiment pas les romans n’en lisent pas et n’en écrivent point – le tour sera joué, disait avec bon sens mon jeune ami le docteur Ramon. Il y en a de très mauvais ? Certes. Mais il y en a toujours eu, doit-on le rappeler ? Lit-on encore R… mon contemporain à ce point prolixe qu’il lui fallait une presse au chevet de son lit [1] ! Toujours ? Ah… grand bien lui fasse. Mais a-t-on jamais déclaré la poésie nulle et non avenue au prétexte qu’il y avait de mauvais poètes ? Sur ces sujets j’ai dit à peu près tout ce que j’avais à dire d’abord par mes romans, ensuite dans mon essai Idée sur les romans qui, selon certains échos que j’en ai, est rarement lu avec attention, comme si un romancier tel que moi, qu’on qualifiait de forcené alors qu’il n’y en eut jamais d’aussi calme, en savait moins qu’un autre sur le roman, mais contre cela Alfred Döblin se sera plus tard exprimé, il me l’a confié, alors relisez-le, relisez-moi, « voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ; en un mot, voilà des ouvrages de fictions, dès que la fiction s’empare de l’esprit des hommes… ».

Je n’en ai pas toujours lu, encore moins écrit. Mais les soirées de Vincennes, de la Bastille étaient si longues. Pas de salon où jouer au tric-trac. Pas de boudoir où rejoindre celle qui désire votre présence et que vous désirez. Pas de scène de théâtre illuminée par des flambeaux et par le rire des comédiennes. Rien. L’isolement. Le silence. C’est pour toutes ces raisons que j’ai commencé à lire des romans. Je les appelais mes « secondes lectures », ignorant que j’étais ! En ce temps-là, il faut dire, il n’y en avait que pour la philosophie et l’histoire, que je lisais le matin. La période des Lumières avait laissé des traces dans les esprits, vous voyez.

Apulée, Diogène, Ovide, Pétrone, Crébillon… et surtout, surtout le sans-rival Miguel Cervantès et l’insurpassable Madame de La Fayette, quelques auteurs ont suffi à ce que je découvre les immensités romanesques. Et dès lors chaque soir, j’ai pris l’habitude de déposer mon cœur désolé entre de bonnes mains, des mains bienveillantes comme ceux d’une sœur ou d’une amante, des mains compatissantes qui savaient, eu égard aux terribles circonstances de ma détention, me tenir compagnie avec intelligence, m’offrir les plaisirs à la fois de l’amour, du théâtre et du jeu. Presque des mains de musicienne, avais-je l’impression, quand bien même elles interprétaient parfois une mélodie de doubles-croches pleines de tumulte et de fureur. Merci, chères mains, à la fois douces et si fermes, qui aviez déjà fait vaillamment votre part de travail quand votre ouvrage arrivait entre les miennes.

Un roman vous distrait de votre condition, de votre existence, de la société où vous vivez, et même de vos propres rêves – c’est un fait. Mais pas seulement. Il vous fait parcourir le monde. Il vous le fait connaître au plus près. Il vous présente un nouvel arrangement des événements, des idées, des discours, une relecture et une recréation. Il vous raconte ce qui n’a pas cours dans les écoles, les églises et les parlements, l’âme des hommes. C’est en écrivant Les Cent Vingt Journées de Sodome [2], que j’avais conçu, au départ, comme un ouvrage de droit, d’histoire et de philosophie, que j’ai compris à quel point le roman est plus apte à nous en apprendre sur le monde et les hommes que tous les genres littéraires réunis. Nous en apprendre, et nous en divertir. Car en effet, quel philosophe, quel juriste, quel théologien, dites-moi, aurait su imaginer, dans un château situé au-delà de nos frontières, la rencontre inouïe entre le duc de Blangis, ce tigre furieux, et la Duclos, historienne de mes insomnies ? Et notez bien que le roman n’exige rien en échange de la part du lecteur – quelle générosité ! Il ne lui demande pas de le lire d’un seul trait crayon en main, assis à une table, en prenant de savantes notes. Vous pouvez le commencer, le reposer, rêver librement, y revenir. Plus tard dans la nuit, ou le lendemain, ou quelques mois plus tard, il sera toujours là, grand ouvert, à vous attendre. Il ne vous demande pas davantage de le réfuter ou le contester. Vos contestations, gardez-les pour les académies. Chaque roman est incontestable. Il vous raconte quelque chose, libre à vous de raconter autre chose. Votre roman viendra s’ajouter au précédent, vous n’aurez ni à argumenter contre lui ni à tenter de le confondre.

La cellule octogonale où j’étais enfermé a nourri les premiers romans que j’ai lus comme ceux que j’ai écrits [3]. Dès que les personnages, et les paysages autour d’eux, s’étaient mis en route, ils n’y rencontraient plus aucun obstacle, plus rien n’arrêtait la course de leurs aventures. Il y avait des rebondissements, des coups de théâtre, et d’autres plus tordus, une théorie de deus ex machina en tous genres y compris le genre amour. Il y avait des enlèvements, des ravissements, des promesses tenues et des promesses non tenues, des fourberies, des traîtrises, des alliances inattendues, des assassinats sommaires, d’interminables agonies… C’est ça la vie ? s’étonnera le lecteur. Oui, c’est ça. Exactement ça. Tout est réel, tout est vrai dans un espace romanesque. Les assauts. Les reprises. Les reculs et les avancées. Les périodes de repos et les instants d’exaltation. L’enthousiasme. Et beaucoup, beaucoup d’amusement.

Permettez-moi de finir cette lettre sur une note personnelle, non sans rapport avec notre sujet. La première fois que je l’ai vue elle était agenouillée devant l’objectif d’une chambre photographique. Elle portait une culotte blanche qui dénudait son nombril et des colliers de pacotille autour du cou. Ses cheveux blonds légèrement bouclés tombaient jusqu’à ses épaules. Sur son front, la frange était coupée à la va-vite, du travail d’amateur ou d’amoureux. Ses mains posées de chaque côté de ses hanches, sur un tissu imprimé de bouquets fleuris, roses, coquelicots, pivoines, feuilles, dégageaient ses seins. Je n’avais jamais vu une femme aussi nue. Ses paupières étaient légèrement tombantes. Elle souriait. Pas à moi. À celui qui la photographiait, Eugène von je ne sais quoi, un nom à consonance allemande [4]. Elle était toute à lui, confiante dans son regard. Un vrai sourire romanesque. C’est afin de faire sa connaissance que j’ai commencé d’écrire, il y a quelques jours, un nouveau roman, lui seul est capable de me conduire jusqu’à elle…

Chère Cécile, chère Dominique,
je vous embrasse bien affectueusement.
À vous lire très bientôt,
votre fidèle ami Donatien.


14 février 2014
T T+

[1Il s’agit évidemment de Rétif de la Bretonne. On s’en souvient, M. de Sade avait écrit à son épouse en 1783 : « Surtout n’achetez rien de M. Rétif, au nom de Dieu ! C’est un auteur de Pont-Neuf et de Bibliothèque bleue, dont il est inouï que vous ayez imaginé de m’envoyer quelque chose. » Note des éditrices.

[2J’ai bien cru mourir de bonheur le jour où j’ai appris que le manuscrit avait été retrouvé ! Et qu’il était publié ! Il a fallu que Laure me rappelle où j’étais… Note de l’auteur.

[3La liberté aussi, bien sûr. Dois-je le préciser ? Note de l’auteur.

[4Pourriez-vous retrouver ce nom pour moi ? Note de l’auteur.
15 février 2014. Il s’agit d’Eugene von Bruenchenhein (1910-1983), d’après un message d’érudits lecteurs, merci à eux.