Anton Beraber | Le sang-qui-se-fige

Les impressions

Le Territoire est vaste. On en trouvait une image assez juste dans l’impression que laissent aux enfants le saut de l’aigle entre deux montagnes, une baignoire vide ou le pont supérieur d’un ferry. Il faudra cependant sur cette question de taille s’en tenir aux impressions : le Territoire échappe àtoute mesure graduée. Je le soupçonne d’être sujet àde fréquentes variations selon que la pluie le détrempe ou que le gel le brà»le. Et si d’aucuns racontent que le Territoire est vaste, c’est certainement parce que déconcertés par l’étroitesse de leur propre fonds ils ont besoin qu’il le soit.

L’Indre-et-Loire

Il est tout-à-fait possible qu’aucune carte ne signale l’existence du Territoire. Les cartes d’une manière générale sont dessinées dans la précipitation. Certains, dont je fus, ont cherché le Territoire sur des Michelin récentes, d’échelles variées, et parfois ils ont reconnu un relief, la courbe d’une côte, un nom, qui sait ? Cependant leurs tentatives de s’y rendre en voiture les couvrirent instantanément de ridicule. Ce que ces cartes-làprétendent àfixer dans le temps, ce sont des territoires moins sà»rs, moins nets, moins fermement arrimés au vrai que le Territoire – des arpents de nuage aperçus dans une chute sans fin. S’y appliquent l’étrange physique du rêve, le bleuissement du souvenir. Il n’est plus permis, au vingt-et-unième siècle, d’accorder le moindre crédit àces géographies démentes de vieilles femmes : on n’a jamais prouvé que l’Indre-et-Loire existât.

Le sang-qui-se-fige

Le soleil sur le Territoire se couche et se lève avec une intensité inattendue ; le reste du temps on ne fait rien, on attend, on regarde la télévision. Dans le récit de ces semaines-làl’impression demeure d’une seule journée crépusculaire, les ombres démesurément agrandies, les arrêtes précises comme des éclats de vitre et les pensées, enfin, définitives. Il est évident que Baudelaire visita le Territoire. C’est l’heure où le grelot de l’entrée tinte sans raison, où le désir d’une femme s’atténue ; c’est l’heure des thés froids et des clefs perdues sur la pelouse. De part et d’autre de cette orgueilleuse manifestation du cycle s’ouvre une nuit également plus profonde que de coutume, dont il faudra parler plus loin.

Les bouleversements

Fort àparier que les bouleversements qu’ont récemment connus tous les pays du monde finiront par affecter aussi le Territoire. A dire le vrai, je n’y suis pas revenu depuis longtemps : peut-être a-t-il déjàévolué vers des formes autres, comme les fragments d’un biscuit, qui pour des générations moins exigeantes ou plus poètes feront des territoires àpart entière. Je ne puis concevoir une complète disparition. Parfois, en me repassant le film de mes souvenirs, je me demande si les signes de cette métamorphose n’étaient pas déjàlisibles dans le paysage, dans le goà»t changé de leurs femmes ou bien dans ces chansons dont, quand je partis, ils commençaient d’oublier le couplet final ; mais ce serait poser la question de ma culpabilité et, vraiment, je n’ai pas besoin de ça.

11 mars 2023
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