Lihua Yu | Sukhavati
其国众⽣,⽆有众苦,但受诸乐,故名极乐。
—《阿弥陀经》
« Dans ce pays, les êtres vivants ne connaissent aucune souffrance,
ils ne reçoivent que des joies ;
c’est pourquoi on l’appelle la Terre du Bonheur Suprême. »
— Sūtra d’Amitābha
Le fou a un nom. Tout le monde l’appelle Tang Zide.
Mais est-ce vraiment son nom ?
Ou bien, dans mon village, appelle-t-on tous les fous ainsi ?
On n’a qu’un seul fou.
C’est Tang Zide.
Un midi brûlant.
Tout est blanc.
La route.
Les murs.
Les slogans sur les murs.
Tout est blanc.
Le chant strident des cigales perce les tympans.
Infatigable.
Je marche avec mon père.
On va déjeuner chez mon oncle.
On traverse les rues.
On passe devant la maison de tous les voisins.
Les rizières.
Dorées.
Dorées comme du feu.
On suit le fleuve.
La maison de mon oncle est sur l’autre rive.
Il habite dans le collège du village.
Il est professeur de mathématiques.
C’est l’héritage de mon grand-père.
Un poste transmis.
Un héritage de professeur.
On est sur le pont.
Je ne sais plus pourquoi on est restés là.
Il n’y avait plus de déjeuner, plus d’oncle, plus de tante qui parlait un autre dialecte — plus vite, et plus fort que nous.
Seulement le pont.
Je regardais le fleuve.
Juste en dessous, Tang Zide était là — tout nu, propre, sous l’eau,
comme un grand poisson.
Son corps s’étendait dans l’eau.
Peut-être que mon père avait disparu aussi.
Tang Zide suivait le courant lent.
L’eau était transparente.
Lui aussi.
Seul le reflet de la lumière brillait sur son dos.
Entre les herbes flottantes,
je ne savais pas s’il était en train de nager
ou simplement de dormir.
Entre les eaux miroitantes, sous le soleil,
cet homme aux cheveux courts, tout blancs,
aux joues creuses et sèches —
celui qui fouille les poubelles des maisons,
qui erre devant l’échoppe de nouilles de riz,
qui dort sous le pont du fleuve,
qui murmure sans fin, seul...
Dans ce scintillement vert de la rivière,
Tang Zide est devenu un poisson.
J’ai demandé à ma mère :
— Est-ce que Tang Zide est vraiment fou ? Sa famille ne veut plus de lui ?
Maman m’a répondu :
— Il est fou, tout le monde le sait.
Il ne veut plus vivre dans la maison, ni avec ses fils.
Je ne sais plus depuis quand je ne l’ai plus revu.
Il a disparu.
Peut-être qu’il erre dans un autre village.
Peut-être qu’il est retourné chez lui, avec ses fils.
Peut-être qu’il est mort.
Il est mort.
Devenu poisson.
Parti.
Très loin.
Dans mon village, on meurt souvent.
Le jour, ou la nuit.
Sans prévenir.
Ma grand-mère est partie un matin de pluie.
Elle est partie, comme ça.
J’ai couru depuis l’école pour rentrer plus vite à la maison.
La pluie avait détrempé les chemins, la boue partout.
La foule devant la maison.
Les adultes étaient dans la salle en bas, en plein feu d’action. Je ne me souviens plus de ce qu’ils faisaient : marcher de long en large, soupirer, pleurer.
Et j’ai compris.
Ma grand-mère s’était suicidée. Avec un pesticide.
农药。
Elle est morte, comme les insectes, comme tant d’autres — ceux qui n’ont plus envie de vivre dans
ce monde.
Le centre sanitaire du village a tenté de lui laver l’estomac.
En vain.
Ma mère était assise sur un petit tabouret, dans un coin.
Devant elle, un grand bassin rouge, en plastique. Son nez et les yeux étaient aussi rouges.
Elle lavait des vêtements. Gris, noirs, lourds, immigrés dans les écumes blanches, des îles.
C’étaient les vêtements de ma grand-mère.
Maman m’a dit :
— Monte dans la chambre de ta grand-mère.
— Elle est là.
Elle reposait sur son lit, juste sous la fenêtre.
Immobile.
Lavée.
Silencieuse.
Je suis avec ma cousine.
Nous ne sommes pas deux.
Non.
Nous sommes trois.
Je m’assieds près d’elle.
Elle porte un costume tout noir, neuf, digne, droit.
Les yeux fermés, calme, comme avant.
Je regarde son visage, ses mains, ses ongles, sa peau.
Ses veines bleues, sous la peau de son poignet.
Très fines.
À peine visibles.
J’ai eu l’impression qu’elle respirait encore.
Juste plus lentement.
Plus profondément.
J’ai voulu toucher son visage.
Mais finalement, non.
Ma cousine dit soudain :
— Grand-mère crache une bulle.
Grand-mère crache une bulle.
grand-mère bouillait du lait de soja à l’aube,
grand-mère portait du tofu dans la rue,
grand-mère cuisinait dans la coopérative agricole pour la communauté,
grand-mère partageait le chocolat,
les raisins secs du Xinjiang,
et le porridge nutritif.
À la fin de sa vie.
Je me suis cachée dans la friche de la coopérative pour attraper les criquets.
J’attendais que ma grand-mère m’amène à la maison.
Derrière moi, une colline, toute basse.
Une terre déserte.
Les petits criquets, tout verts, un peu transparents.
Ils sautaient partout.
Ils sautaient dans les herbes sauvages.
Et puis — disparus.
Les bruits d’en bas devenaient de plus en plus forts :
les pétards,
des cris,
des gémissements,
des conversations,
des noms...
Une troupe de moines est arrivée à la maison.
L’encens remplissait l’air. La fumée tourbillonnait dans toutes les pièces.
Dans ces vapeurs épaisses, tout devenait flou.
On avançait à tâtons, vacillants.
L’odeur — forte, pure.
J’étais là simplement pour respirer.
Respirer profondément.
Ou presque : ne plus respirer du tout.
Les moines portaient de larges robes grises, amples et froissées.
Ce n’était pas pratique quand il pleuvait, la boue salissait tout.
Ils étaient assis dans la salle d’accueil, en même ligne, contre le mur.
frappant doucement le mokugyo — poisson en bois — goutte à goutte, l’eau tombe dans l’eau.
Les yeux fermés, ils récitaient les sūtras d’une voix traînante, très longue, vibrante,
presque chantée — comme une berceuse.
J’ai eu envie de dormir, moi aussi.
Ils n’étaient pas loin de grand-mère.
Est-ce qu’elle pouvait entendre ?
Je ne comprenais rien aux paroles des sūtras.
Mais j’enviais les moines de savoir faire ce rituel.
Pendant qu’ils mangeaient le repas funéraire, autour d’une grande table — une table d’hommes —
je suis allée leur demander :
— Pourquoi vous chantez ces prières ?
Tout le monde a ri.
Papa aussi.
Il a tiré une gorgée d’eau-de-vie, puis il a dit :
— Ah, petite sotte !
Un moine trapu, petit et rond, a posé ses baguettes.
Il a réfléchi un instant,
puis il a joint les mains :
— Amitabha.
Qu’elle monte vite au Sukhavati.
C’est quoi, le Sukhavati ?
Peut-être que là-bas, grand-mère peut manger du chocolat tous les jours,
des raisins secs aussi.
Et peut-être qu’elle en garde un peu pour moi,
comme avant.
Elle n’a plus besoin de porter sa palanche dans la rue
pour vendre du tofu.