Qui a peur de l’intelligence artificielle ?

Vivons-nous dans un monde vrai ? Déjà Platon se posait cette question en imaginant notre existence comme une danse d’ombres sur les parois d’une caverne. Les poètes postérieurs n’avaient pas moins d’illusions à ce propos. Shakespeare nous voyait en marionnettes s’agitant sur une scène de théâtre. Pourquoi aujourd’hui, après tant d’épreuves de l’Histoire, d’efforts philosophiques pour établir la théorie de la vérité, de preuves de créativité artistique, pourquoi donc s’obstiner encore à séparer ce qui est vrai de ce qui est faux  ? Ayons le courage d’admettre que c’est une activité aussi intéressante qu’inutile. Hélas, l’homme s’acharne toujours à poursuivre ses chimères et, bien qu’armé aujourd’hui d’une technologie époustouflante, il s’applique scrupuleusement (sous prétexte d’un procédé rationnel) à épargner une certaine vérité, pour ne pas dire tout simplement – LA VÉRITÉ. Oh, malheureux et prétentieux crédule ! Plus il s’appuie sur la performance de ses machines, moins il est confiant en ses propres capacités ! Son discernement vacille, son libre arbitre s’affaiblit, sa raison s’embrouille, sa fantaisie se tarit. Qu’il a peur de s’égarer dans un monde incertain et poétique, irrationnel, mais ô combien fabuleux, beau et amusant par rapport à des analyses statistiques soi-disant objectives !

Prenons l’exemple d’un peuple antique qui, à la nuit tombée, s’assoyait autour du feu au milieu d’un champ pour écouter un barde réciter l’épopée d’un certain Homère jouant adroitement avec la vérité historique et la pure invention. Qui se souciait alors de démêler cette astuce poétique propre au fonctionnement de l’esprit ? Déjà notre histoire personnelle subit des transformations constantes, s’embellit ou empire selon les caprices de notre mémoire, chose connue au moins depuis les constatations clairvoyantes de Freud. N’inventons-nous sans cesse devant nous-mêmes et devant les autres des versions innombrables de vérité, et parfois si audacieuses qu’elles établissent des faits qui n’ont jamais eu lieu ? Qui peut prouver leur véracité ? A qui se fier ? De nos jours, peu nombreux osent évoquer le Tribunal céleste comme détenteur de la vérité, ou des juges, toujours susceptibles d’être corrompus, ou d’autres autorités morales ou politiques. La loi se démode rapidement sous les secousses révolutionnaires des mœurs, des opinions. A ce moment fragile du développement de la civilisation, nous avons enfin un partenaire intéressant dont Pascal pionnier rêvait en balbutiant devant sa calculette anachronique. Nous avons notre appui informatique sorti du cerveau, sa géniale prolongation, comme toutes les inventions technologiques qui augmentent les fonctions de nos membres, bicyclette, machine à laver ou téléphone. Rappelons-nous la colère de nos ancêtres, ces ouvriers insurgés contre la machine à vapeur, la panique du public devant un écran de cinématographe où était apparue une locomotive, les critiques des effets nuisibles de la télévision… Chaque assaut technique est considéré comme un danger pour notre intégrité ! N’avons-nous pas encore réussi à nous habituer à ce cycle répétitif qui est une marche civilisationnelle apparemment naturelle donc inévitable ? Après les avions, sont venues les navettes spatiales… Mais la peur monte encore devant une invention qui surgit sous notre nez en forme d’écran où nous plongeons dans un aquarium de mirages produits par l’Intelligence Artificielle, flot incontrôlable, quelque chose comme l’inconscient collectif, sorte de plasma mental imaginé par Gustav Jung. Devant nous le miroir du monde, illusion pure, reflet qui trouble malgré la fréquentation de l’illusion depuis les millénaires. Pourquoi, malgré cette familiarité ancienne, les angoisses ne nous quittent-elles pas ? Pourquoi tant d’inquiétudes devant les spectres ? Pourquoi, de nouveau, cette séculaire question : où est la vérité  ? Par quoi ou par qui sommes-nous trompés ? Par la machine qui s’insurge à cause de son autonomie gagnée grâce à l’auto-programmation, l’auto-génération ? Par des malicieux qui trament leurs combines, associés à la divine IA ?

Après tant de réussites technologiques, oh que nous sommes seuls et déroutés, abusés de nous-mêmes ! Toujours puérilement attachés à l’idée de la vérité, nous perdons notre liberté fantastique d’imaginer, de nous mouvoir dans un monde incertain, flou, poétique. Ainsi l’IA nous prive de la joie de fabuler, du talent si miraculeux et léger de vivre parmi des chimères, de respirer, de rire, de nous émerveiller. Cette nouvelle divinité nous trouble énormément. A qui se fier ? Est-elle vraie cette photo qui montre Poutine se baignant avec un ours polaire au milieu d’une piscine ? Pourquoi s’inquiéter quand cette image ne provoque pas la violence, ne remplit pas les poches de voyous ? Déjà au début de la photographie, les images spectrales amusaient les adeptes du spiritisme. Rien n’arrêtera la production spontanée des deepfakes, car la fabulation est notre lot, ce besoin viscéral d’inventer une réalité contre la réalité tentaculaire qui nous envahit de toutes parts ! Transformer, narrer, ce sont nos fonctions constitutives, autrement dit nos armes les plus précieuses contre la réalité violente et difforme. C’est une preuve d’individualité, d’originalité et de vitalité - socle de l’art -, cette capacité d’affronter la vie trop brute. Reste toujours la question : comment ne pas se perdre, ne pas plonger dans la folie, comment naviguer entre vrai et faux  ? Nous sommes devenus apparemment trop rigides envers ce problème, n’étant plus souples, indulgents par rapport à la fabulation, car l’art a quitté depuis longtemps notre vie. Nous ne savons plus comment nous défendre devant des faits inventés et instrumentalisés, comment discerner la créativité saine des inventions malsaines dont profitent les affairistes. Notre santé mentale s’effondre. Nous avons oublié qu’il est impossible de subir la réalité crue sans vouloir la moduler. Nous risquons l’asphyxie par la raison – preuves scientifiques, chiffres, enquêtes policières, détecteurs de vérité, contrôles stricts algorithmiques, etc. Nous avons oublié le rôle fondamental de l’art qui fabule depuis nos origines, qui est notre écran protecteur, mis à distance devant le chaos et notre libérateur. Sans l’imagination nous ne sommes plus maîtres ni de nous-mêmes ni de nos machines !

Autrefois, la place de l’art était bien définie, ce qui n’est plus évident aujourd’hui. D’où les troubles par rapport à l’incursion de l’invention parmi les faits réels. Maintenant, grâce à des applications informatiques, chacun peut inventer sa propre version de la réalité. Pourquoi donc, sous le prétexte de nous défendre contre des instrumentalisations diverses, craindre cette narration collective ?

Depuis des siècles nous avons appris que tout outil technique, neutre en soi, ne devient dangereux qu’entre les mains de malveillants. Mais sauf ces dangers d’instrumentalisation (quoique importants), l’IA - outil révolutionnaire sans précédent - propulse l’humanité vers le progrès inouï dans les domaines multiples, chose connue. De plus, l’IA nous permet de rêver autrement. Les surréalistes se servaient du cinéma et de machines kinétiques, aujourd’hui, ils se serviraient d’algorithmes. Nous avons une chance de rêver à l’infini, de pouvoir produire l’inimaginable avec notre intelligent robot !

Pourquoi donc cette peur récurrente ? De toute façon, la marche de la civilisation ne s’arrêtera pas. Pour nous rassurer, nous pourrions toujours avoir la foi en notre libre arbitre, en notre originale vision du monde – aperçu global que la machine n’a pas. Il est possible que nos craintes viennent justement de la perte de notre autonomie, c’est-à-dire de la perte de l’ancien libre arbitre, glosé déjà par la Bible. Peut-être nos anciennes croyances sont-elles tombées et avec elles notre foi en nous-mêmes… Peut-être nous trouvons-nous à une étape du développement civilisationnel où l’humanité est fatiguée par l’accumulation du savoir et l’obligation de faire constamment des choix décisifs, arbitraires ou anodins. C’est pourquoi probablement l’homme délègue ses fonctions aux machines : d’abord ses fonctions corporelles, puis mentales, ensuite affectives, avant de délaisser ses facultés de rêver, d’aspirer à la supériorité morale, à la spiritualité, à la vision cohérente du monde… Peut-être veut-il enfin devenir machine, créer sa nouvelle divinité-miroir… Évolution inévitable ? Si oui, pourquoi ne pas accepter ce stade de l’Histoire ? Viendra peut-être un jour où l’homme se confondra avec son invention avant de disparaître. Peut-être sa mémoire sera-t-elle conservée sur quelque disque dur planant dans l’Univers… De quoi rêver encore à ses incarnations spectrales dans un interminable jeu entre rationnel et irrationnel, calcul et imperfection…

Le débat sur la véracité des images produites par l’IA cache probablement un problème philosophique beaucoup plus complexe que celui des effets nuisibles immédiats dus à la manipulation des faits réels. Il concerne le rapport actuel à l’image qui n’est plus la révélation de la vérité divine, comme autrefois, qui n’a plus une origine sacrée, donc elle ne témoigne plus de la vérité immuable révélée, porteuse de la paix. L’angoisse qu’engendrent des images fabriquées artificiellement touche à ce problème fondamental de la véracité perdue, ce qui est lié à la perte de la vision religieuse du monde dont l’image-icône était un signe. Aujourd’hui, toute image est suspecte puisque dépourvue de provenance sacrée, n’étant plus une prophétie mais une manipulation technique, loin de l’inspiration venue de la foi en un ordre immuable et unique auquel la création artistique se référait comme au modèle de la création divine décrite dans la Bible. Mais cette thématique est très complexe et mériterait un développement étayé à part.

Une chose paraît frappante : plus l’homme se fie aux méthodes scientifiques, informatiques, pour prouver la réalité palpable, concrète, moins il est capable d’imaginer par lui-même. La poésie semble l’avoir abandonné, il y a longtemps. Surgit alors cette réalité nue à vérifier, à contrôler, à prouver, un nouveau spectre, une nouvelle folie, LA VÉRITÉ à tout prix. L’homme déboussolé ne sait plus rêver librement, méfiant devant les technologies avancées qui paraissent s’affranchir de son contrôle. C’est pourquoi il cherche à imposer sa vérité à coup de matraque… pardon… aux moyens informatiques. Mais il ne continue que d’appliquer ses fallacieuses vérités avec tout le sérieux, ayant perdu sa joyeuse fantaisie de jouer avec le réel. S’il était un honnête homme, un poète, aurait-il peur de l’Intelligence Artificielle ?

Quant à moi, je m’éblouis parfois devant un artefact, je succombe au charme d’une image spectrale et dystopique créé par l’IA, une scène plongée dans une lumière cendrée où les humains se perdent, enveloppés de bulles transparentes avant de s’envoler vers l’espace infini…

Maja Brick

6 mars 2025
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