Maja Thrane | Pillowbook
PILLOWBOOK
Extraits traduits du suédois par Marie-Hélène Archambeaud
Il existe deux versions de la vie de Sei ShÅ nagon. Dans la première elle est née au Xe siècle, à l’époque Heian, une ère de paix et de prospérité. Grandit dans une riche demeure en tant que fille de l’écrivain Kiyohara Motosuke …’ mère non nommée …’ jusqu’au jour où elle est invitée à servir comme dame d’honneur auprès de la princesse Teishi, période à laquelle sont rédigées ses Notes de chevet. Durant sept ans elle réside à la cour, jusqu’au jour où la princesse Teishi perdit les bonnes grâces de l’empereur, sur quoi Sei ShÅ nagon se retire dans un monastère pour vivre dans l’ascèse le reste de ses jours.
Dans la seconde version elle est née au Xe siècle, à l’époque Heian, une ère de paix et de prospérité. Grandit dans la riche demeure de son père l’écrivain Kiyohara Motosuke …’ mère non nommée …’ se voit un jour invitée à servir comme dame d’honneur auprès de la princesse Teishi, période à laquelle sont rédigées ses Notes de chevet. Mais lorsque Teishi tombe en disgrâce, Sei ShÅ nagon ne se retire pas dans un monastère pour vivre dans l’ascèse le reste de ses jours. Elle se marie, met au monde une fille, mène une vie sensuelle.
Deux versions qui s’excluent l’une l’autre. Ou qui courent l’une vers l’autre, comme les lignes d’Euclide vers un horizon hypothétique sans se rencontrer, toutes deux aussi probables, aussi improbables ?
L’AMANT COMME GRAND CHAMBELLAN
C’est triste quand l’amant s’en va avant que la rosée ne soit tombée. Mais triste aussi le margousier à feuilles de frêne. De vilains éventails. Quand l’amant passe à côté d’une subtilité.
Mais sa beauté. Quand il avance dans une explosion de glycine, s’assied au bas du store, ajuste les plis de son manteau ; se met à balancer les pieds, papote avec vous cachée là derrière, vos longs cheveux noirs détachés comme s’ils n’allaient jamais friser ni se raréfier, les meilleures années jamais passer, les amants jamais se séparer avant de s’être réconciliés …’
MONO NO AWARE [histoire de l’éphémère]
K aussi avait un faible pour la frivolité. Un jour il acheta un manteau, imitation peau de loup, qui coûtait une fortune. Lui donnait un air un peu excentrique dans la douceur de l’hiver parisien, tel un dandy, à la Dardel, le dandy mourant. Nous nous sommes rencontrés dans une exposition. C’était encore l’hiver. Il avait de belles mains, de cette fois-là je ne me rappelle rien de plus. Je venais de traverser un orage, je me laissais porter dans son sillage, dans les gestes de routine. La deuxième fois que nous nous sommes rencontrés, c’était au printemps. On arrivait au dernier jour avant la fermeture de l’exposition, je m’y rendis pour revoir les œuvres, lui aussi, nous nous sommes reconnus. Ensuite nous avons traversé le parc ensemble, les cerisiers perdaient leurs derniers pétales blancs, tout était léger, le printemps, les cerises, il parlait avec un tel enthousiasme et je pensais, il pourrait devenir un ami. Un bon ami avec de belles mains.
C’EST BRÛLER PEU QUE POUVOIR DIRE COMME ON BRÛLE
Pour atteindre la paix et la liberté dit mon maître, reste assise juste assise un an trois ans ou sept ans et apprends à renoncer. Cela fait sept ans que j’ai commencé à m’asseoir et je ne me sens toujours pas capable de renoncer au kimono. Et puis il y a cette histoire avec K et A. Je me décide à garder jusqu’à nouvel ordre le kimono, mais dans sa boîte, et je remets à plus tard la question de K et de A. D’ailleurs, était-il marié, le Bouddha ?
Le Bouddha était marié. Quant à Augustin, le Père de l’Église, il fait une première tentative courageuse mais avortée d’ascétisme. Avec un groupe d’amis ils forgent un plan pour s’isoler du monde et vivre dans la tranquillité. Deux membres chaque année doivent être désignés pour gérer les affaires de la communauté tandis que les autres jouissent d’une quiétude sans mélange et se livrent à l’abstinence. Mais voilà que certains se rappellent qu’ils sont mariés, et Augustin, fiancé, languit de pouvoir s’unir …’ charnellement surtout …’ avec sa promise ; enfin, écrit-il « toute cette belle construction s’effondra avant même que nous en ayons franchi le seuil et nous renonçâmes ».
SUMAK
c’est la couleur impériale la couleur interdite mais aussi : la couleur de l’homme amoureux. Il surgit dans mon rêve comme s’il la possédait. …’ Je ne me souviens pas t’avoir invité, dis- je. …’ Inutile dit-il, je t’ai tout de même entendu, quand tu criais. …’ Tu as toujours été si savant. – Je le suis toujours. …’ Je ne veux pas de dispute. …’ Moi non plus. …’ Alors rends-toi. …’ Rends- toi toi-même, c’est ton rêve.
Et cette aspiration par-delà l’été, sa chanson, pour le noir du mois d’août. Se lever la nuit et regarder comment les étoiles Véga et Altaïr apparaissent dans le Triangle d’été. Ce sont le bouvier Kengyu et la fileuse Shokujo qui peuvent enfin se revoir, mais seulement une fois par an, si le ciel est sans nuages et si les pies là-haut construisent à Kengyu un gigantesque pont. Regarde, voici qu’il chevauche sur la Voie lactée jusqu’à Shokujo qui se tient là devant la porte comme si elle l’attendait. Mais elle ne l’attendait pas. Travaillait. Tisserande au service des hautes puissances célestes bien avant que Kengyu ne vienne agitant le drapeau de cet amour qui la rendit rêveuse et maladroite. Néanmoins ce n’est pas son infidélité envers les dieux qui fut déterminante. Sa flagrante cupidité, son ostentatoire volonté de tout avoir motiva les hautes puissances à intervenir et séparer les amants. Kengyu protesta bruyamment mais s’inclina vite (peut-être un peu trop vite). Shojuko ne dit rien. Et personne ne lui demanda rien.
Note de la traductrice
« C’est brûler peu que pouvoir dire comme on brûle » : vers de Pétrarque (sonnet CXXXVIII) que Montaigne cite dans le livre I de ses Essais, au chapitre 2.
Maja Thrane (née en 1974 à Stockholm) est romancière et traductrice (de René Char, Jacques Ancet, Linda Lê entre autres). Son premier roman, Anvisning att konservera naturalier (éd Lejd, 2019) nominé en 2020 pour le prix Katapult, a paru en 2022 aux éditions Agullo sous le titre Petit Traité de taxidermie, dans une traduction de Marie-Hélène Archambreaud ; des extraits ont été lus par l’autrice et sa traductrice à la soirée La Nuit Remue de juin 2022, organisée par Aude Pivin.
Pillowbook est le titre provisoire d’un ouvrage en chantier, inspiré des Notes de chevet de la Japonaise Sei ShÅ nagon (XIe s.). D’autres extraits paraîtront à l’automne 2023 dans le numéro 23 de la revue Sarrazine.
Note de la rédaction :
Dessin accompagnant l’article : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sei_Sh%C5%8Dnagon
Sei Shonagon, dessin du xviiie siècle par Kikuchi YÅ sai