Ce visage que l’œil a oublié d’occuper. Laurence Werner David
Hier dans la nuit P. a voulu de nouveau que je parle du vieux photographe. Je ne sais si je suis parvenue à un minimum de sincérité, ni même si des éléments essentiels de cette rencontre qui eut lieu à l’automne 1990 m’ont totalement échappé.
*
Devant la porte de ma chambre d’étudiante, le photographe est assis sur le paillasson. Au début, les premières fois où il m’entend venir, il se lève dans le couloir sans électricité. Dans sa sacoche : un appareil fabriqué de toutes pièces, des plastiques jaunes, des bouts de tissus de forme ciliée ou dentée dont l’emploi me reste un mystère. Il est photographe – pour vivre : rien de mieux que de prendre les gens avec ce silence spécifique qui entoure les préparatifs de la scène photographique. Mon visage entre dans les mains de l’homme, progressivement. Sera-t-il encore, ce visage, intouchable, après ? Intouchable est effectivement le mot immuable et confus qui vient, depuis l’arrivée du vieux photographe chez moi. Contrairement au vrai toucher de la main, le doigté photographique n’est pas une partie duelle. Le manipulateur est un presque parfait inconnu. « Presque parfait », car je l’ai surpris en pleine conversation avec un de mes camarades à la cafétéria de l’Université. Et le souhait grandit vite que le photographe reste méthodique et distant. Son insistance à revenir pour la « même chose » m’oppresse, et l’obsession du couloir quand je rejoins l’appartement prend l’allure évidente d’un observatoire. Une boule fureteuse enfreint la limite de mon territoire, une boule que je peux imaginer de feu, d’épines, de suif, car que sais-je de sa volonté ? Peut-être parce que l’homme dans le couloir verse sur moi un silence inconfortable, (très vite il ne gratte plus d’allumettes pour éclairer la serrure, il n’ôte plus son appareil de sa housse), un soir je me suis laissée prendre à son piège. Il dit : « Vous êtes mieux que mélancolique. » Le rire qui suit n’est pas pour me mettre à l’aise – mais c’est décidé : à 17 ans on veut tous que quelque chose ait lieu qui vous fracture ou vous ébranle d’une manière ou d’une autre. N’apparaît nulle part dans ma mémoire le plaisir de satisfaire la demande du photographe, mais l’espoir d’être en quelque sorte transfigurée. Allons-y, oui, transfigurée. Servir sa propre image est un travail d’orfèvre, et tout est malhabile, sous haute surveillance. Je veux me reconnaître dans une douceur sans passé. Je suis de feu, d’épines et de suif alors que je souffre sous le regard méthodique du photographe où rien n’apparaît. Exceptée sa méthode : goût des vêtements vieillots, des vestes côtelés, des lumières d’orage, exceptés la pesanteur des gestes en mouvement, l’importance du cou et la détente de la gorge, je m’habitue à ce que cet espoir d’être transformée, n’ait lieu que lorsque l’œil immense du photographe s’éloigne.
De ma chambre nous sortons enfin. Octobre fait glisser son ciel grenu sous les cloîtres nombreux de la ville estudiantine. La forteresse, la cathédrale à trois tours, les centaines de maisons à pans de bois : l’itinéraire favori du photographe me semble un bon choix. C’est ma ville – dépourvue ou presque d’occupants. De mon côté, le photographe est un moyen de découvrir un autre silence par où mon image entre et s’évanouit. De son côté ? Qu’attend-il ? Est-ce un Sisyphe dont le travail à accomplir reste indépendant de moi ? De nos rendez-vous ? L’homme me dit que je change, que j’accepte enfin la lumière nue.
Je crois que le photographe a tort, mais qu’il a ses raisons, même s’il ajoute pour la deuxième fois : « Vous n’êtes pas que mélancolique. » Je sens déjà que je me désintéresse de la situation, de la curiosité qu’il me porte. Désormais je ne peux revenir chez moi, en sa compagnie. Je prépare l’éloignement. A longueur de semaines mes volets sont clos ; je me place derrière le mur de refend que les bruits du couloir ne pénètrent pas. J’ai tout mon temps. Je ne pense pas qu’un jour le temps puisse me rendre vulnérable – temps aérien qui ne se calcule pas. J’accepte toute sorte de vitesse. Les jours ne comptent pas, n’avertissent encore de rien. Enfermée, je sors le cinquième jour : la cause en est ma faim. Je cours dans un restaurant. J’avale des gambas à l’aneth. – et j’ai faim encore. Ma faim est énorme. Ai-je fui quelque chose qui me faisait souffrir ? Version distrayante ; insatisfaisante. Ai-je été séduite ? Ai-je craint de séduire ? Rien ne s’approchait moins de la séduction que cette relation. J’entends mes dents qui grincent, comme sur une roche de cristal. Ai-je senti autre chose chez lui que la volonté de me photographier, une chose qui n’avait aucun rapport avec moi ? Le septième jour le photographe est revenu avec pour inspiration la même proposition : demain, toujours demain. Demain nous irons dans la vieille ville ; je connais un coin où la pierre est parfaitement blanche, près du château fort. Demain, il y a une photo qui sera magnifique à réaliser dans le bois de bruyère. Demain on pourra se promener vers la rive de B.. Demain, sur le chemin de ronde… J’acquiesce et je me sens pauvre, c’est moi et encore mon image qui est la cause de cette pauvre relation. L’homme ralentit ma vie avec des promesses d’images. Je ne crois pouvoir la ralentir qu’avec des mots. Il n’y a qu’elle, cette image avec laquelle j’erre dans ma ville, et elle ne me parle pas. L’œil de l’appareil remplace, vole, et puis finit par enterrer ma parole, ma pensée. Les photos me sont laissées cinq minutes entre les mains. Son propriétaire s’arrange pour me faire comprendre qu’il n’a pas d’argent, ni le temps de les développer une seconde fois pour me les confier – cela ne m’intéresse pas que ces prises de vue ne m’appartiennent pas. Je saurai beaucoup trop tard que ce désintérêt des images que d’autres possèdent de vous était une erreur. Si bien que le photographe est toujours là dans le couloir au pied de la porte, à attendre. Même offre, même emploi semaine après semaine. J’ai la mâchoire engourdie. Un cartable pend dans sa main droite que je ne lui connais pas. Les motifs taillés dans le cuir représentent des œufs alignés également les uns à côté des autres comme ces godrons qui ornent les couverts des grands-mères. Quelque chose de vulgaire émane de cet homme, peut-être son pantalon qui le ligote… non, plutôt le geste de la main à mon invite, proposant de venir m’allonger sur la table où il s’assoit, à deux mètres de moi. « La lumière » fait-il me montrant qu’elle tombe parfaitement bien, vulnérable aux illuminations des lumières voisines. Il dit : « Je ne vous veux aucun mal… »… Ces banalités, un instant, cherchent un endroit familier où des bruits de couverts, des monologues d’enfants vont et viennent, mais l’ombre des rumeurs anciennes est la première à faire surface. Des bouches chuintent : « Nous voulons ton bien », elles se tordent, elles aiment, elles le montrent, mais leur chair est molle, pressante, magicienne mangeant le temps, – trucage. Je pourrais à mon tour le prendre en photo. Idée de traverse, car je n’ai pas le courage de m’engager. Pour la première fois je me dis : nous avons perdu beaucoup de temps.
Nous remontons vers le centre ville. J’oublie son cartable bordé d’œufs, ses gants fins de cuir luisants sous les croisées des lampadaires. Son désir est de m’emmener près de la Cathédrale où passe dans une petite salle un cycle de Fassbinder. Il dit son intérêt particulier pour le cinéma mélodramatique et encore davantage pour le cinéma allemand d’après-guerre.
Il dit : « Vous risquez de trouver l’univers de Fassbinder un peu kitsch. » Quand j’étais enfant j’adorais que ma mère me montre les cartes postales de la fontaine aux Quatre-Fleuves à Rome, pourquoi n’aimerais-je pas son Fassbinder ? Il a posé sa main sur mon épaule. « Qu’est-ce que vous faites avec moi ? »
Je ne comprends pas le sens de sa question. Il me fait penser à un soupirail de cave, à un trou de serrure.
Alors je lui dis que j’aime la scène où Erwin devenu Elvira accompagne son amie prostituée dans un couvent de Francfort.
C’est ma préférée.
Il acquiesce, surpris.
Je n’ai jamais vu d’autres films de Fassbinder.
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La rue est sombre, très vite on ne voit plus que des ombres marines sur les escaliers de la Cathédrale. Nous entrons dans un café à l’intérieur d’une péniche. Une divette s’exerce à des airs populaires. Il y a donc le souvenir de Fassbinder d’un côté et le photographe de l’autre qui me tend une centaine de clichés en noir et blanc. Je retrouve la marque de fabrique du vieux photographe : les cous offerts, les regards retranchés, les fonds (passages et couloirs souvent) vétustes ou altérés. Sur l’une d’elles, peut-être à cause de la tiédeur animale qui longe et occupe ses paupières, trop longtemps je m’arrête sur un visage d’homme. Le photographe s’efface au mauvais moment (Commande-t-il un autre verre de Gin ? Je ne me souviens que de son effacement, et de ma solitude devant le visage sur la photo posée sur la table). Plus tard dans la soirée je ne pourrais m’empêcher de lui demander s’il connaît bien ce visage. J’insiste sur le « bien » cette fois. « En bien ou en mal, je connais cet étudiant. Thomas L., c’est son nom, dit-il. Nous avons travaillé sur des plans de parcs l’année dernière. Une fois je lui ai parlé de vous. De nos marches dans la ville. Il m’a dit : Je crois que je vois qui est cette fille. »
Le désordre flotte en moi.
Sur la photo Thomas est pris de trois quarts, le froid lui serre les mâchoires, le vent ou le froid le pousse imperceptiblement en avant.
Je comprends que je parle à quelqu’un qui présage l’importance qu’aura un jour Thomas L. dans ma vie.
Dans trois ans.
C’est-à-dire tellement avant que moi je sache.
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Mi-décembre 1993. Alors que je longe le couloir de mon studio, au fond et contre la tapisserie couvrant les murs, une silhouette se lève. A cette place, exactement là où le vieux photographe avait pris autrefois l’habitude de me surprendre, Thomas L. apparaît, identique à la photo.
J’ouvre la porte du studio. Il me guide le long de sa main conductrice, chez moi. Il est audacieux et impatient. Entièrement fait de chair et d’emprise. Il a été tout cela avant que je ne doute, beaucoup plus tard, parfois morte de peur, de la matière charnelle des hommes que je caresse.
Pendant une nuit personne ne connaît le nom de mon amour étranger.
J’ignore ce que violemment je désire.
J’ignore ce qui a poussé Thomas L. à se rendre dans mon réduit alors que depuis longtemps nous avons eu beaucoup d’autres occasions de nous éloigner de nos années étudiantes.
L’accès au souvenir photographique est toujours barré depuis ce souvenir. Trouvé, perdu, et reperdu. L’image est reperdue depuis toujours. Ça, je le sais. C’est le seul visage désiré dont rien des formes, ni rien des expressions, n’a pu être sauvegardé. J’insiste.
Trois jours exactement après son départ cet homme n’a donc plus de visage. Ou si je m’efforce de croire que c’est celui-ci ou celui-là, le visage qui vient et qui est alors souvent celui de la photo du vieux photographe de l’Université, me suffoque.
Jusqu’à aujourd’hui personne ne connaît le nom de mon plus grand chagrin.
C’est la première phrase du premier chapitre de mon livre Portrait de Thomas Lilienstein que j’écris sept ans plus tard à Paris.
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Retour à l’œil et au-delà.
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« Les rails, quand on arrive du nord, coupent le centre ville exactement en deux plaines. Le sol abandonné laisse place à quelques rares champs de blé. Puis la steppe épineuse commence à s’installer, mais aux abords seulement. Entre la steppe et K., des milliers de dalles verticales très égales forment une bande tirant sur le cuivre, c’est ce qu’on appelle la baignoire de K. De loin on croit que c’est un lac profond mais l’herbe dans ce pays pousse ainsi : drue et presque noire. »
Thomas Lilienstein décrit le pays où nous allons nous rendre et descendre. Ni la solitude, ni la Demeure familiale ne m’interdiront plus d’avoir un chez moi. Partirai-je à K. avec lui ?
C’est le point décisif, me dit-il, pour que son projet de parc à l’anglaise ait une direction.
Car Thomas Lilienstein est paysagiste. Il aime que les troncs des arbres qu’il crée soient prolongés à la base des allées par des racines puissantes, qui s’enfoncent dans des strates rocheuses dont elles disloquent la pierre.
Je dis oui au voyage, parce que je n’ai moi-même pas de direction.
J’ai trop quitté tout, d’un coup, pour aimer traîner dans les tréfonds de mon passé.
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Il fait nuit déjà dans ma maison où, sans aucun vacarme, dis-je au téléphone à P., commencent à se dresser les personnages avec qui je cohabite en quête du premier visage désiré, et oublié.