Nicolas Pesquès / La face nord de Juliau dix-sept, dix-huit

Perception, sensation, imagination, pensées, réflexions, citations, recréation, revision, peinture, écriture, lecture... c’est tout un processus que Pesquès donne à lire ou à voir, à percevoir, avec ses trous, ses manques, ses trop-pleins. C’est un fait qu’il date ses cueillettes, qu’il ne livre pas entièrement, mais qu’il tronque (points de suspension). Dans les blancs, entre deux dates, parfois un jour, plusieurs, plus rarement une semaine. L’écrivain est assidu. Il donne à voir le temps qui passe, quelque part sur la page, à travers elle, le temps qui fuit. Tout autant que sur ce que le jour a donné, on s’interroge sur ce qu’il a gardé pour lui, sur ces jours sans écriture - ces nuits - et aussi sur ce que le poète a décidé de laisser quelque part au fond d’un carnet ou dans un coin de sa tête, au détour d’un sentier.

Qu’est-ce qu’une forme ? Qu’est-ce qui fait qu’une écriture déployée sur plusieurs dizaines de pages créera cette tension nécessaire au texte pour qu’il ne s’effondre pas ? Le système des dates qui apparente, en partie, ce livre à un journal ne peut pas constituer la seule réponse. Il y a l’obsession, l’idée fixe, écrire l’expérience de la présence au monde, la manière de le faire. Mais disons-le d’emblée, la forme de ce livre questionne, interpelle, elle défie le lecteur, comme si elle disait d’emblée qu’il ne sera pas possible d’en faire le tour. Ce qui semblera encore plus évident quand on aura rappelé que ce livre renferme les volumes 17 et 18 d’une exploration démarrée il y a longtemps et dont personnellement je ne sais presque rien. Epaisseur traquée, désirée, qui apparente l’écriture à une étreinte, présence du corps et du sexuel dans la langue, métaphores récurrentes.

On ne saurait se contenter de définir la poésie par une pratique du vers, entendu comme retour à la ligne. A lire Pesquès, je ressens une injonction à ralentir voire interrompre mon flux de lecture. Combien de fois lit-on un poème ? Un poème n’est-il pas cela même qui exige d’être lu et relu ? Un des principaux obstacles que présente la poésie touche à cette question de la lecture. Comment lire ? Qu’est-ce que lire ? Quand cela commence-t-il et surtout quand est-ce que ça finit ? A partir de quel moment décréter que sa lecture est achevée, comprendre n’étant qu’un but parmi d’autres, sans parler du sens de ce verbe : prendre avec ? Bien plus que la prose, la poésie renonce à l’achèvement. Ce qu’elle a sans doute exprimé en renonçant à la ponctuation, tout du moins en la raréfiant. Pesquès ponctue le plus souvent. Ce qui ne l’empêche pas de questionner sa pratique, qu’il inquiète ou stimule en l’ouvrant sur le voir, qu’il exhausse et peut-être sacralise - illumination profane -, bien qu’il récuse toute foi, toute croyance de même que tout savoir. Pour lui La face nord est un poème long « sans foi, et sans même foi en la langue ».

Il est assez clair que la pensée qui se déploie au travers de ces pages n’épouse pas la progression d’un raisonnement. Plus que de progrès ou d’avancées, il convient de parler d’approfondissement, tout comme Pesquès parle d’épaissement au sujet de la matière peinture. Sur la question du voir, il ne semble pas possible de trancher. Le voir précède-t-il l’écriture, la parachève-t-il, l’accompagne-t-il à l’instar d’une puissance ou d’une ombre, d’un sens surnuméraire ? L’écriture est parfois envisagée comme justification de l’existence, parfois, le plus souvent, comme seuil. Est-ce compatible ? L’expérience qui est comme la chose de l’écriture ne cesse d’être rejouée, relancée - c’est même sous ses auspices que se place la deuxième partie du livre, numéro dix-huit -, expérience sensible, esthétique, matérielle, extérieure, l’expression elle-même visant au concret, mais débouchant nécessaire sur ce qui le borde, là ou ça s’éparpille. Je note ce refus de l’abstraction, qui est tout autant un attachement au langage, au monde qu’il ouvre :

01.04.13
Etre nu devant et entrer dedans sans que ce soit métaphysique (...)

Plus qu’un sentiment originaire, c’est un sens que Pesquès a élu comme étant à l’origine de l’écriture et peut-être de l’existence, une faculté. Ce sens c’est la vue, et son fait c’est le voir. Voir est au cœur de l’expérience, voir en couleur. Primat accordé au jaune, celui des genêts notamment (nous sommes en Ardèche). Mais aussi de la lumière, même si elle est sans couleur, comme l’essence du voir, à quoi s’oppose l’opaque, le noir. Noir et jaune, noir et or, nuit et jour. Il y a quelque chose de l’alchimiste chez le poète, et sa quête obstinée qui le ramène à la terre - la colline - comme à la boue soutient son rêve solaire, presque conquérant. Icare aussi était follement épris de jaune, « la plus profonde tessiture ». Comme si dans la couleur se faisait encore entendre ce que la voix ne saurait exprimer, certes pas un contenu, une représentation, plus certainement un affect. Un affect jaune. Mais là encore il faudrait préciser. De quel jaune s’agit-il ? Jaune ne devrait-il pas porter la marque du pluriel ? Question d’échelle, de chromatisme. A quelle hauteur de ciel montes-tu ou descends-tu ? Ciel d’en bas, renversé. Ciel d’en haut, plus rare chez Pesquès, qui viserait plutôt l’enfouissement, chaleur du dedans.
Ne résistons pas au plaisir de la citation :

20.08.13
Il n’y a pas, à écrire, de point de vue qui puisse en maîtriser la donne.
Il n’y a que des dessous. Et de la cécité.
Ce qui fait qu’un texte peut voir à la place des yeux. Non pas s’y substituer, mais développer ce que regarder ne sait pas faire : une vue de la langue, comme un peintre une vue picturale.
D’où la pulsion
et autant de colline, et la façon dont elle monte, comme une couleur levée d’entre les nuits et tractant toute cette suie, goudronnant son pas à mesure, frappée d’éviction, de cambrure,
laissée sans point

La colline est une provenance. C’est d’elle que tout vient. Mais la colline n’existe pas avant qu’elle soit nommée. L’existence de la colline telle qu’on peut la supposer antérieure au langage, seul le langage peut nous en fournir une idée, ou plus exactement seul le langage peut nous ouvrir un accès sur ce qu’elle fut, figure antérieure qui revient ou remonte et qui tend à générer une vision. La poésie de Pesquès est une pensée continuée de ce qu’est le langage, de ce qu’il fait au monde et de ce que l’image lui fait. Chez lui, on dirait que l’image fait trou dans la langue. Elle est la porte que le langage cherche pour accéder à son dehors, sa vérité d’apparence. A cette exploration, observation, écriture et frayage dans les mots comme dans le paysage, il n’y a pas de fin. On peut passer une œuvre, c’est-à-dire une vie, à dire, à redire, à préciser, reprendre, modifier. Les points de vue sur la langue comme sur la colline sont innombrables. On se demande même si le singulier accolé à colline n’a pas quelque chose d’exagérément simplificateur.
Il faudrait atteindre à la simplicité sans payer trop cher son tribut à la simplification.

J’ai risqué le mot de sacré un peu plus haut, plus exactement le verbe qui le constitue. Sacraliser ce n’est pas seulement idéaliser, mythifier, etc, c’est séparer, c’est distinguer, isoler, se protéger de quelque chose que l’on redoute ou vénérer ses puissances, chercher à se les concilier, peut-être en les enfermant dans un espace, un temple, un livre, une chambre - un paysage ? Peut-on aimer sans sacraliser ? L’amour se dilue-t-il dans le quotidien à l’instar d’une nourriture digeste et roborative ? Et le langage n’est-il que cet outil pratique dont certains vantent l’utilité ? Les choses sont rarement simples, et leur effet double sinon contradictoire. Le langage sépare, Pesquès insiste beaucoup là-dessus. Mais la vision aussi, parfois. Disons qu’elle détache, et si elle est vision du tout, elle détache le tout sans qu’on sache bien où se situe alors le voyant, s’il est encore ou si son corps est passé de l’autre côté.

Le 7.09.13 : le langage « accomplit le paradoxe du vivant : il entretient le sentiment d’un gain de proximité et il approfondit l’abîme ».

Est-ce que pour un artiste son art est comparable à une autre activité ? Pesquès ambitionne de purger son poème de toute trace d’idéologie - on peut dire qu’il y arrive plutôt bien -, et de réconcilier, si besoin est, le langage poétique avec le langage quotidien. Soit. Je ne crois pas qu’il y ait effectivement à distinguer deux langues, on n’échappera pas en revanche à la nécessité de distinguer différents traitements de la langue, différentes manières de s’exprimer mais aussi de lire ou d’écouter, le poétique n’étant pas toujours là où on l’attend et pouvant tout à fait passer inaperçu. Si le poème donne à voir, s’il est l’expression d’un désir dégagé de représentations toutes faites qu’on pourrait qualifier de poisseuses après Roland Barthes, s’il est bien cette quête du nu dont parlait déjà Baudelaire et sans doute d’autres avant lui, ne doit-on pas conclure qu’il exige de qui parle ou écrit une ouverture, une écoute, une distance et peut-être aussi un vertige qui s’accommodent mal avec ce qu’on nomme quotidien, le quotidien asservi, courant après l’utile ou le nécessaire, le plus souvent sans recul ? Et ce quand bien même le poète voudrait faire de l’illumination poétique son quotidien et le revendiquerait.
En d’autres termes, en a -t-on fini avec l’absolu littéraire et en le liquidant avec quoi a-t-on rompu ?

Que le poème ne soit que l’expression d’une « pulsion d’écrire sans soutien ». Contre ceux qui cherchent à l’arrimer à une intention ou une expérience antérieure, à en faire un récit, une conséquence ou une dépendance. Le poème fait rupture, c’est d’elle dont il procède : rupture d’avec la continuité des jours comme d’avec un récit préformé dont les éléments sont connus et comme préagencés. Quand Pesquès parle d’une « vue picturale » c’est aussi pour affirmer l’affranchissement de la peinture, son émancipation du modèle. Idem pour l’écriture. C’est toute l’opposition entre histoire et devenir : Pesquès dit que « le corps citoyen aura une autre histoire » que le corps engagé dans le processus d’écriture. Le citoyen saura dire oui ou non quand le poème cultivera l’ambiguïté, jusqu’à ne plus savoir s’il avance sur un sol ferme ou si ce n’est pas le ciel qu’il foule (peut-être que tout poète, à l’instar de Lenz, trouve parfois pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête.) L’écriture aura un autre avenir que celui du peuple qui la parle. Les dérives nationalistes ont suffisamment entachées certaines rêveries poétiques, notamment romantiques, pour qu’on ne veuille plus succomber à leurs promesses. Reste que la question du « nous » est centrale. Pesquès l’évite, tout autant que le « je » qui ne semble guère plus qu’un singulier. Il leur préfère le « on ». Parfois le « vous », adresse. Il serait instructif de relever les innombrables manières qu’a le poète de chanter l’impersonnel. Mais qu’en est-il de ces « expériences extérieures » qui liquident le « je », qu’entraînent-elles avec elles, comment s’accommodent-elles du sacrifice cher à Bataille, auquel Pesquès se réfère, fût-ce « avec circonspection » ? Point de destruction de la langue, ce n’est pas l’objectif, mais un appel à un éros vigoureux, amoureux du concret. D’un concret en langue. Ça donne à réfléchir.

Il y a chez Pesquès une sorte de parallélisme entre monde sensible et écriture, déploiement du sensible et jaillissement verbal. Une ligne de séparation distingue ces deux mondes, permettant leur dialogue. Jusqu’à ce que cette ligne devienne ligne d’écriture et qu’apparemment le sensible verse dans l’écrit et réciproquement. L’expérience extérieure (Pesquès en distingue deux sortes : l’une impliquant la langue, expérience de séparation ; l’autre l’évacuant, expérience du continu) serait une expérience du paysage, frayage du désir qui relèverait davantage de la lecture que de l’écriture, celle-ci étant comme le prolongement de celle-la. « Tout quitter en étant là, lu là. » Retournement de l’intérieur en extérieur, « on » ne serait plus que cet étalement. Point chez le poète de grandiloquence quant à la disparition ou à l’oubli de soi que cela engendre, point de grands cris ou de silences extatiques (en quoi il s’éloigne explicitement du mysticisme de Bataille), plutôt la volonté de rendre quotidienne une telle ouverture au dehors, une telle promenade. Le désir n’en reste pas moins aux commandes d’une telle aventure, moteur essentiel peut-être même constitutif de ce lieu où ça se passe, car je ne crois pas qu’on puisse tenir un paysage pour un objet désiré, ce qui signifie qu’il n’est pas donné mais construit ou dressé par celui ou celle qui y va.

La métaphore sexuelle est très présente dans cet ouvrage, force d’écartement qui ouvre une voie où aller et venir, force du désir qui confine à la jouissance. La face nord de Juliau n’est pas un manuel de savoir-vivre mais force est de reconnaître que si l’on veut bien voir dans ces lignes l’exposé d’une méthode, on tient là quelque chose comme un accès au monde ou au vivant qui ne saurait avoir de prix. De ce monde, je crois qu’il faut redire qu’il ne fait pas société, en tout cas pas humaine. Je me demande même si ce qu’il dépeint n’est pas quelque chose comme une expérience préhistorique, de celles qui nous requièrent non pas parce qu’elles seraient magiques ou sacrées - manifestation d’une puissance transcendante dont on ne saurait plus rien -, mais plus exactement, comme à Lascaux ou ailleurs, parce qu’elles donneraient à voir et ressentir ce qu’il en est des forces primordiales de la vie, du vivant, c’est-à-dire de l’animal surgi dans un milieu ouvert et indéterminé, où aucune formule ne serait encore venue orienter sa traversée mais où toutes seraient convoquées pour dire et faire entendre, dessiner.

Bien sûr, Pesquès écrit, mais il ne cesse de traquer ce qui lui échappe, le non-écrit ou le non-lu, l’oublié, l’effacé, tout autant que l’à-venir, pour autant dicible. C’est pourquoi cette colline de Juliau, plus je la lis plus elle me fait penser à une grotte où les poèmes suintent sur la roche, prisonniers d’une enveloppe ou d’un film que l’œil du lecteur déchire secrètement dans l’obscurité afin de voir et savoir de quelle matière intemporelle ils sont faits. C’est que si « l’extérieur produit l’expérience comme un silex », on ne saurait cesser de le frotter à un autre sans risquer de demeurer éternellement dans des ténèbres glacées. Jaune serait aussi le feu, l’étincelle. Mais gardons-nous de croire qu’on y verrait clair. « Face au mur, dire resterait une puissance de frappe, un phare à nuit, une ombre grandissante à l’ombre de rien ».


Pascal Gibourg

8 janvier 2023
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