Paris 18, épisode 5

Ces textes constituent un fond de notes pour une composition prochaine. Ils sont adressés aux « acteurs » de la Compagnie Résonances. Ils sont écrits à partir de citations autour du thème du tissu, à partir de poèmes accompagnant des repas distribués dans le 18e arrondissement et autour de quelques réflexions sur les fameux confinements et déconfinements bien connus. Certaines citations sont des invitations à écrire.



Cinquième épisode : Mode virtuel et matériel


Aux poètes des repas, aux poétesses et aux poètes de la Compagnie Résonances.

Loin de Paris, dans un pays qui confine à la France, qui confine à l’Allemagne, qui confine au Luxembourg, qui confine à la Hollande et à la Grande Flandre, d’Arras à Gand et Bruges, comme à Ostende et comme partout.

« Je rêve d’avoir une vie à moi toute seule » dans un verger, dans un jardin humble et beau. De temps à autre, je partirai en voyage, parfois à pied, parfois en bicyclette, avec George ou Georgette, à cheval, en trottinette, en voiture volante ou en montgolfière. Mais, dans le jardin, j’aurais une vie à moi. Je m’habillerais pour mon jardin et pour mon corps de façon adéquate. Je porterais des foulards au cou ou dans les cheveux. Je serais pieds nus sur les mousses et les herbes. Je foulerais de larges pierres plates, lisses et froides et de la terre si fine et meuble passerait entre mes orteils, au bonheur…

« Je rêve d’une ville avec sept collines. » Sur l’une, une tour est dressée entourée de jardins où bruissent des cascatelles dans le lit d’un ruisseau qui sourd d’une roche si noire qu’elle reflète le soleil. Sur une autre, je vois un arbre immense, un séquoia ou un cèdre sur lequel sont perchés des flamands roses et des pélicans. Nul ne sait pourquoi. A la branche la plus basse, pend une épée. Nul ne sait pourquoi. Sur une troisième colline, plus à l’est, paissent des cheveux couleurs de feu…

Loin de Paris et des biffins du 18e, je vois Calixte qui marche dans la rue, Kevin qui soulève son bras, Naima est au jardin délicieux. Elle cueille des pêches d’immortalité. Mehdi guide les enfants sur le chemin qui mène au fleuve. Liliana porte un foulard au cou et des paillettes vibrent au soleil. Florent astique ses lunettes de plongée. Linda aime-t-elle le rouge ? Maia danse avec les abeilles. Ricardo épluche une pomme merveilleusement irrégulière. Nabil monte un cheval blanc, un alezan du Kazakhstan. Une joue de Raphaël est illuminée par un rayon de lumière montant d’un reflet de l’astre sur la surface de l’eau. Où est Giselle à 12h40 ce jour d’octobre ?

Cela confine à la folie. Cette attitude confine à la folie. Aller à Paris confinerait-il à la folie ? Embrasser femmes, hommes et enfants confinerait-il à la folie ? Voilà les questions que se pose le résident en résidence volante dans le 18e arrondissement de la métropole dont lui manquent et le métro et la coupole. Les mains se gantent de prudence. La bouche boit en abondance. Il rêve, le résident en errance, de pêcher l’ablette dans une anse de la Seine, de parler aux singes de la ménagerie du Jardin des plantes, de marcher jusqu’à Bobigny en longeant le canal de l’Ourcq, boire quelques verres chez les Compagnons Charpentiers. Etre péniche ne fut-ce qu’une fois dans la vie. Si tu devais écrire ta vie sur un mur, lequel choisirais-tu, résident fragile sur la voie de la sagesse mais déjà atteint par la vieillesse.

« La marquise des Indes vend des châles en cachemire ou mélangé avec de la soie et qui se portent tant au féminin qu’au masculin. Ils tiennent chaud en hiver et protège du soleil en été » pendant les grandes canicules. Elle vend tous les jours des masques de soie pour les soirées mondaines, des loups d’une élégance jamais vue, des muselières en laine ou en cuir pour les parties fines…

Le temps passe et sur nous les vêtements s’usent ; cardigans et pantalons deviennent des loques. Et ici, dans cet immeuble, dans cet appartement, ces loques parviennent au statut de chiffons. Parlons chiffons. Et on entend crier le tissu qu’on déchire, raâ, raâ. Et parfois, c’est une délivrance et parfois, un malheur. C’est comme le cri d’un adolescent en pleine mue. De la poussière s’élève de tous les déchirements. Déchirés, des êtres crient et vocifèrent. Quelque part, quelqu’un chante. Quelque part, on chante en canon. On entend soudain le chant de Matoub Lunes, et les Kabyles le reprennent marchant le long du canal où le silence du silure apparaît au grand ciel. Le vent se lève et gonfle les oriflammes des péniches, des barges et des remorqueurs. Une banque s’est assise dans le grenier du grand moulin qui moulait quintal sur quintal de grains venus de la Beauce ou de la Picardie.

« Pendant deux jours, on n’a fait que coudre sans relâche et tailler habits de soie à fourrure de gris et de vair, zibeline et riches étoffes de pourpre » tout cela pour la grande fête qui aura lieu au printemps sur les bords de la Seine à Saint-Ouen, sur la butte de Montmartre ou dans le Cimetière serein et secret où les convives pourront s’ébattre et danser sans se toucher et chanter sans postillonner et manger sans roter et boire sans excès.

Pendant deux jours, on a cousu, décousu et recousu sans succès, comme si des formules avaient été inventées pour contrecarrer la bonne couture et les bons points de fil ou comme si le fil était devenu cassant à jamais, comme atteint de peste, comme la peste qui détruit l’étain, qui le pulvérise. Et voilà que s’effrite le broc, l’aiguière, la belle pinte communicant la fraicheur de la bière aux lèvres assoiffées.

Et le faible fil, le fil fin comme un cheveu, l’invisible, le ténu sur la langue, le subtil entortillé à la luette ou coincé entre les dents accompagne en la perturbant chaque bouchée de bouillie. D’un cheveu sur la langue, d’un fil à la patte, d’un poil à la main, ça meurt, ça geint, ça cède, ça prie l’inconcevable déesse des malheurs et des trous, la fée propice, Fata fastueuse. Et les fadas suivent le corbillard de leurs belles, et cela bêle dans tous les coins, sous les luminaires de la nuit qui s’allonge. D’un fil est sorti un nœud comme une cloque. Le pêcheur à la ligne s’emmêle les pinceaux, rate et désespère. Il faut tisser du crin, le crin du meilleur cheval, celui que nous chevaucherons dans les nuées. Et les nuées s’accumulent à l’est. Elles s’accumulent à l’ouest, cumulus sur cumulus, boursouflures bistres et violettes. On veut flâner mais on ne le peut. Pas un pas en avant. Pas un pas en arrière. Entrons dans l’arène et sur le sable il faut s’agenouiller, poser le front et le sinciput, puis jeter les pieds au ciel.

Ne pas oublier de regarder le ciel, ne pas oublier de poser l’échine, de déployer l’échine sur la croupe arrondie de la terre. Etre le géant qui dort sa sieste après quelques litres d’un vin stupéfiant, être ce géant qui fait un rêve stupéfié.

« Un jour, j’étais en train de voler » et je survolais Paris. D’abord, je descendais la Seine. Savez-vous que les sources de la Seine appartiennent à la ville de Paris ? Elle a franchi, la bonne Seine, la pouilleuse Champagne. Après bien d’autres péripéties et flots, elle reçoit la belle Marne à Charenton-le-Pont. Ici, à Paris, mes belles, mes beaux, mes damoiselles, mes damoiseaux, mes puceaux et mes pucelles, mes purs et mes pures, elle se divise en deux bras à la Cité et à Saint-Louis. A l’île de la Cité, je pris le bras droit et montai vers la butte des canonniers de la Commune. Pour écraser leur mémoire, les pleutres bâtirent le Sacré-Cœur, cœur purulent d’orgueil mesquin…

1er février 2021
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