Écrire(s) en français : Laura Alcoba | Kim Thuy | Abdourahman Waberi | Chabname Zaryab
Texte de Laura Alcoba [1]
La langue française m’a permis de mettre en mots des souvenirs très précis qui sont pourtant gravés en moi en espagnol. Les images et les sensations qui sont au cœur de trois de mes livres tout particulièrement, Manèges, petite histoire argentine, Le Bleu des abeilles et La Danse de l’araignée, n’auraient pas pu être formulées sans elle.
Il m’arrive d’écrire dans ma langue maternelle, mais jamais des textes littéraires ou quelque chose que je sente comme tel.
Il ne s’agit pas là d’une impossibilité linguistique. J’ai quitté l’Argentine à l’âge de dix ans seulement. La langue espagnole est encore très présente dans mon quotidien, parce que j’enseigne la littérature espagnole à l’Université, aussi parce que je traduis en français des textes littéraires écrits dans ma langue maternelle... Bien que je vive en France, je fréquente l’espagnol quotidiennement. Ce n’est pas une langue que j’aurais oubliée ou dont je me serais éloignée. J’aime lire de la littérature en langue espagnole. Je crois être particulièrement sensible à la beauté de ma langue maternelle, à la musique qui lui est propre.
Il m’est pourtant impossible d’écrire un texte littéraire en espagnol pour des raisons que je crois essentiellement émotionnelles. L’espagnol reste pour moi à jamais lié à l’expérience de la clandestinité, de la peur, tout particulièrement de la peur de parler vécue durant mon enfance – une expérience qui est au cœur de mon premier livre, mais qui est en réalité à l’origine de toute mon écriture. La langue française m’a permis de me connecter à ma mémoire de manière nouvelle, comme affranchie de la crainte. Elle m’a à la fois apaisée et libérée.
Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, décembre 2020
Texte de Kim Thuy [2]
Avant même que je ne sache marcher, les mots en français glissaient déjà sur les accents du vietnamien. Les pommes et les cerises s’inséraient dans les rayons de mangues mûres, de jeunes caramboles et de ramboutans poilus, comme s’ils faisaient partie de la famille. Au transfert vers la langue vietnamienne, les pommes conservaient leur identité alors que les cerises/sơ ri ne rappelaient pas celles dessinées dans les livres et brodées sur les nappes. Les sơ ri vietnamiennes ont des noyaux mous et se mangent avec du sel pimenté, soit loin du goût sucré des cerises françaises.
Dès que j’ai commencé à parler, le quotidien en plein coeur de Saigon m’apprenait le français à mon insu. Dentelle, cyclo, café, guitare, radio, poupée, crème, beurre…la liste de vocabulaire était longue mais gâteau venait en tête, évidemment.
Après un séjour dans un camp de réfugiés où les mots devenaient peu utiles car non entendus, le Québec m’a offert un deuxième départ tandis que les Québécois m’insufflaient une deuxième naissance. Avant même de savoir conjuguer le verbe « être », je rêvais déjà en français. De nouveaux mots accompagnaient de nouvelles sensations qui m’étaient complètement étrangères. « T’as-tu frette ? » a probablement été la toute première question d’un des géants de la foule qui m’a prise dans ses bras à la descente de l’autobus pour faire mes premiers pas vers ma nouvelle vie. Ma peau tropicale a frissonné pour la première fois au contact du froid printanier canadien. « Viens que je te réchauffe ! » J’ai certes grandi dans la chaleur, mais le mot chaleureux a véritablement été ressenti pour la première fois dans un pays nordique. Alors comment pourrais-je écrire dans une autre langue que celle des Québécois ? Je suis tombée en amour avec eux, avec cette langue française depuis ce premier frisson.
Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, mai 2020
Citation d’Abdourahman Waberi [3]
« J’écris en français pour que l’on continue à me poser sempiternellement la question : Pourquoi écrivez-vous en français ? »
Citation choisie par B. Magnier et S. Ghoussoub, Libération, 16 mars 2006
Entretien avec Chabname Zariâb [4]
Vous êtes née en à Kaboul, en Afghanistan. Vous vivez désormais en France et écrivez en français. Quelles sont les raisons qui vous ont amené(e) à vivre en France ?
C’était le début de la guerre civile en Afghanistan. Le climat était très tendu et de plus les écoles fermaient. Ma mère, alors enceinte, a décidé de s’exiler en France avec ma grande soeur et moi. J’avais 7 ans lorsque nous nous sommes installées à Montpellier. Mon père, lui, est resté à Kaboul en espérant que les choses allaient s’arranger. Mais cela devenait de plus en plus dangereux, il a donc fini par nous rejoindre.
Quelle connaissance préalable aviez-vous de la France, de la littérature française, de la langue française ?
La France a toujours été présente dans notre vie, dans les conversations, car ma mère travaillait en tant qu’interprète à l’ambassade de France à Kaboul. Nos oreilles étaient habituées à la langue mais nous ne la parlions pas. Ce n’est qu’une fois ici que nous avons commencé à l’apprendre. En ce qui concerne la littérature, nous étions, à l’époque, bien trop jeunes pour nous y intéresser. Cependant, ma mère nous commandait des dessins animés et des films en français. Parmi eux il y avait Les Malheurs de Sophie. C’est comme ça que j’ai connu la Comtesse de Ségur alors que nous étions encore à Kaboul.
Quelles sont les motivations qui vous ont amené à choisir (si ce n’est pas un « choix » merci de préciser) d’écrire en français ?
Je n’ai pas choisi d’écrire en Français. Cela s’est assez naturellement imposé. En effet, plus j’ai progressé en français plus je me suis éloignée de ma langue maternelle, le Persan. Aujourd’hui je me sens beaucoup plus à l’aise en Français alors même que mes parents nous dispensaient des cours de persan à la maison jusqu’en terminale. C’est une chose que je regrette beaucoup et que j’essaie d’améliorer en m’obligeant à lire la BBC persane. Ça m’aide à entretenir mes acquis, à enrichir mon vocabulaire et à fluidifier ma lecture.
Avez-vous le sentiment d’exprimer en français des choses différentes, indicibles dans votre autre langue ? Lesquelles ? L’inverse est-il vrai ?
Je ne pense pas exprimer les choses différemment en français. Mais il y a un sujet, qui est plus facile à verbaliser en Français qu’en Persan et cela concerne tout ce qui touche à l’amour. C’est très étrange que cette pudeur qu’on vous inculque jeune perdure à l’âge adulte. J’ai l’impression de contourner cela en l’exprimant en français. Mais je pense aussi que je n’ai pas appris ce champ lexical dans ma langue maternelle. Dans mon pays d’origine on ne parle pas d’amour, on se cache pour aimer et on dit rarement je t’aime.
Quels liens culturels entretenez-vous avec le pays quitté ?
Mes liens culturels sont très forts avec mon pays d’origine grâce à la musique que j’écoute beaucoup et à la nourriture que j’ai besoin de manger de temps en temps. Et puis mes parents nous ont aidés à maintenir ces liens en nous enseignant l’Histoire de notre pays, en nous lisant les poèmes des Maîtres de la littérature persane, en nous faisant écouter de la musique. Je garde un amour très profond pour ce pays malgré ce qu’il est devenu.
Votre “première langue” a-t-elle gardé une place dans votre vie ? Dans le travail ? À la maison ? Dans quelques espaces plus intimes ? Pour compter ? Pour insulter/jurer ? Pour aimer ?
Je me sers de ma langue maternelle pour communiquer avec ma mère même si elle parle un français parfait. Et puis aussi avec le reste de ma famille, qu’elle soit ici ou en Afghanistan. Le persan a plutôt une place dans les conversations du quotidien. Cela me rassure même parfois. Et si un jour j’ai des enfants j’aimerais qu’ils le parlent aussi.
Quand vous dites « chez moi » c’est où ?
Je ne sais toujours pas répondre à cette question. Sans doute, à mi-chemin entre les deux pays.
Propos recueillis par B. Magnier et S. Ghoussoub, mai 2020
[1] Née en Argentine en 1968, Laura Alcoba est venue en France pour fuir avec sa mère la dictature argentine. Elle vit à Paris où elle enseigne la littérature hispanophone et où elle a écrit ses romans : Manèges, petite histoire argentine (2007), Jardin blanc (2009), Les Passagers de l’Anna C (2011), Le Bleu des abeilles (2013) et La Danse de l’araignée (2017).
[2] Née en 1968 à Hanoï, Kim Thuy a quitté le Vietnam à l’âge de dix ans, vit depuis au Québec. Auteure de Ru (2009), Mãn (2013), Vi (2016) et Le Secret des vietnamiennes (2017), Em (2020).
[3] Né en 1965 à Djibouti, Abdourahman Waberi est venu en France en 1985. Il vit désormais entre la France et les Etats-Unis où il enseigne. Poète et romancier, il est l’auteur, entre autres titres, de Le Pays sans ombre (1994), Aux Etats-Unis d’Amérique (2006), La Divine Chanson (2015), Pourquoi tu danses quand tu marches ? (2019).
[4] Née en 1982 à Kaboul en Afghanistan, Chabname Zariâb est venue en France à l’âge de sept ans. Cinéaste, réalisatrice, elle a publié son premier roman, Le Pianiste afghan, en 2011.