Pascal Gibourg |Vie du lettré, de William Marx

« Il faut laisser en ce monde une porte ouverte à la négation. »
William Marx


1. Ecrivain ou lettré
Sur certaines oreilles, souhaitons-le, le mot de lettré exerce encore son charme, fût-il un rien désuet. Des lettrés, il en fut, il en est, quand bien même leur visibilité se ferait de plus en plus discrète. Dans un ouvrage explicitement nommé Vie du lettré, édité une première fois en 2009 par les Éditions de Minuit, le théoricien, historien, critique de la littérature qu’est William Marx, entreprend dans un cycle de 24 chapitres de parcourir cette existence à la fois secrète et exposée, publique et marginale. Dans quel but ? D’abord pour rendre hommage à toutes celles (rares, mais de moins en moins, en dépit parfois de leur volonté) et ceux qui ont consacré leur existence à la chose écrite, à ceux (celles ?) qu’il nomme en exergue ses « maîtres » ; ensuite pour susciter chez le lecteur, la lectrice, les velléités d’une identification, comme si chacun.e abritait plus ou moins secrètement une figure d’ermite ou d’aventurier, les deux n’étant pas nécessairement aussi opposées qu’on pourrait le croire, pour autant qu’on veuille bien voir dans le destin d’une phrase une forme d’aventure.
On se doute qu’un lettré fréquente abondamment les livres, qu’il est passé par certaines institutions garantissant ses facultés et son expertise, qu’il lit et qu’il écrit, peut-être même qu’il vit de sa plume, à moins qu’il n’exerce une activité alimentaire, ou bien encore que d’autres pourvoient à son autonomie. Peu importe, l’essentiel est qu’il mène à bien sa tâche. Une question se pose tout de même : met-il le nez dehors, parcourt-il le monde, ou bien demeure-t-il enfermé ? De nos jours, bien que la plupart d’entre nous passent une partie significative de leur temps derrière des écrans et parfois s’en réjouissent, rien ne semble faire plus horreur qu’une vie passée au milieu des livres. C’est l’image de l’écrivain sur la route qui fait rêver, pas celle de l’écrivain en chambre ou écrivant dans son lit (de Sei Shônagon à André Dhôtel). Quid alors de la désirabilité du lettré ? Mais n’allons pas trop vite, et avant de statuer sur ce qui de cette vie pourrait paraître désirable, précisons qu’écrivain et lettré ne sont pas exactement synonymes. William Marx précise les choses dès son préambule :

« Bien qu’il y ait, à l’évidence, des lettrés écrivains, tous ne le sont pas, de même que tout écrivain n’est pas obligatoirement un lettré. A tout prendre, un lettré se situe du côté du lecteur plutôt que de l’auteur : il a sacrifié sa vie pour faire entendre la parole d’autrui. »

On devine là que la tâche visant à redorer l’image du lettré à une époque où l’individualisme se porte haut se révèlera ardue. Peter Handke n’écrivait-il pas récemment qu’aujourd’hui les spectateurs désirent d’être applaudis ? Où est passé autrui ? Pauvre lettré qui n’a pas même de spectateur ! A moins que…

2. L’ombre au miroir : reflet des autres
On pourrait s’étonner du singulier du titre de ce livre : Vie du lettré.
Tous n’ont pas la même vie, et pas non plus la même conception de leur métier (la question des revenus qu’on tire de son activité pour cruciale qu’elle soit n’est pas indispensable à ce qu’on appelle métier, ici on pourrait considérer que le critère qui prévaut est davantage celui d’une activité permanente touchant à l’identité même de la personne). On ne verra toutefois pas dans le procédé qu’utilise William Marx pour parler du lettré – qu’il s’agisse de Confucius, de Cicéron ou de Bossuet – une facilité ou une manière de favoriser l’identification. Si la société reconnaît dans le lettré une personne, lui sait qu’il est plusieurs. Le lettré est une figure du multiple, pas par coquetterie mais fondamentalement. Le pluriel lui est constitutif. Il est les autres et il est par les autres. Confucius, que cite l’auteur, attendit soixante ans pour déclarer son entendement total et soixante-dix pour se laisser aller à ce que con cœur désirait, sans enfreindre certaines limites. Entretemps il s’est formé, il a cherché à devenir qui il était. En caricaturant on pourrait dire que ce n’est qu’au terme de sa vie que le lettré est en mesure de se reconnaître comme tel, se retournant ultimement sur lui-même pour découvrir ce que sa vie durant il fit : lire, au sens plein du terme, au sens le plus dynamique et existentiel qu’une telle pratique suppose, c’est-à-dire prêter ses oreilles pour ouïr d’autres voix que la sienne et en produire l’écho.
Dans un chapitre consacré à l’instruction, William Marx se réfère à un tableau de Juan Do intitulé Un maître et son élève (1640 environ) sur lequel on voit un homme d’un certain âge, debout, tenant verticalement posé sur une table un miroir en face duquel un jeune homme scrute sa propre image. Le vêtement de l’homme est noir, le miroir aussi, si bien qu’on se demande en quoi consiste cette leçon. Des livres sont posés derrière le miroir rectangulaire, dont l’un est ouvert. Comme le commentaire de l’auteur nous invite à le comprendre, il ne s’agit pas d’opposer image et texte, tableau et livre. La vérité des images comme de tout enseignement serait plutôt à chercher dans le texte qui donne à comprendre l’image, l’un et l’autre étant pris dans une circularité définissant les circuits du savoir. S’il va de soi que ce miroir ne saurait inviter à une contemplation narcissique et suffisante, son opacité n’en reste pas moins questionnante. Qu’abrite-t-elle ?
Au vu du sujet – l’instruction – et du titre du tableau – Un maître et son élève –, on peut je crois supposer que si quelque chose devait se révéler à la surface du miroir, quelque chose qui ait à voir avec l’identité du regardeur, cela toucherait à la généalogie comme à la transmission. En effet, je ne suis pas qui je crois. Ce que je suis se compose de multiples figures appartenant à la généalogie familiale mais pas seulement, la transmission qu’est censée assurer le maître appelant par delà la famille réelle à une famille choisie. Filiation de sens et non plus seulement de sang, dans laquelle il s’agira d’identifier les siens, ceux qui nous ouvrent des chemins et pourvoient à notre croissance. Culture est un mot galvaudé, culturel encore plus, quand bien même son sens premier, avec ce qu’il implique d’attention et de soin, inviterait à le reconsidérer. Ce qui est censé pousser à force d’égards n’est rien d’autre en effet qu’une personnalité constituée de beaucoup d’autres, un miroir dans lequel se reflèterait une infinité de figures constituant une famille imaginaire, une communauté virtuelle avec laquelle « je » serait en dialogue, écoutant, recueillant, faisant parler autrui explicitement ou implicitement, croyant peut-être parfois être original là où il ne fait qu’honorer la pensée d’un autre. La modestie est une valeur qui a perdu de son éclat, tout comme la figure du maître dont elle est inséparable. On le comprendra d’autant mieux qu’on acceptera de voir dans le maître autre chose qu’une personne mais plutôt un miroir au travers duquel le passé tout comme l’histoire trouverait à s’exprimer, réactualisation du savoir enjoignant l’élève à s’inscrire dans ce tissu commun, cette culture commune où tout un chacun est invité à un moment critique à revêtir le nom d’Ulysse, je veux dire le nom de Personne, le nom de tous, l’absence de nom. Si comme l’écrit William Marx à l’orée de son livre, citant Leopardi, « la littérature est faite d’abord pour les non-lettrés », c’est que, me semble-t-il, il y a toujours en nous, et en ce lettré en devenir qui est l’objet de cette méditation, un non-lettré, peut-être même un illettré prêtant l’oreille à ce qu’il ne connaît pas et qu’il ne comprend pas, mais cherche à connaître et comprendre. Sans quoi le lettré ne serait plus un être désirant mais saturé de lectures comme de savoir, récitant une leçon ou faisant machinalement ses gammes quand on attend de lui qu’il s’efface pour faire voir l’éclat lointain dont procède la vie, avec ce qu’elle comporte de désir et de menace – celle des humains comme des non-humains, celle des planètes, des étoiles, des fossiles qui rayonnent dans le lointain pour nous parvenir après avoir cheminé des années-lumière durant.

3. Désir, savoir, pouvoir
L’organisation séculaire de la vie des lettrés repose sur un paradoxe qu’il appartient à chaque époque de traiter. Le désir est nécessaire à la poursuite de l’étude mais il constitue potentiellement une menace de dévoiement. L’amoureux des livres est censé avoir troqué le désir charnel contre un désir livresque, l’observation des corps réels contre le déchiffrement des traces laissées sur la page. Il y a là l’effet d’une censure morale mais aussi l’idée qu’une vie de plaisirs impliquerait une telle dépense d’énergie que celle-ci s’opérerait nécessairement au détriment d’une quête plus abstraite. Si l’Antiquité semble avoir été plutôt permissive, la vie monacale a servi de paradigme jusqu’à l’époque victorienne.
William Marx écrit :

« En tant que telle, quelle que soit sa forme, l’activité sexuelle est considérée comme destructrice des "pouvoirs intellectuels". L’argument n’a plus rien de moral : il est simplement pragmatique. Au pire, il prolonge la vieille critique de l’onanisme développée au XVIIIè siècle par le médecin Tissot ; au mieux, il relève d’une sorte de déontologie du lettré. (…) Chasteté de rigueur. »

On sait toutefois, notamment depuis les travaux de Michel Foucault, combien la morale du secret s’accommode bien d’une injonction à tout dire dont la littérature s’est faite le réceptacle. Une libido travaille le texte, et ce peut-être d’autant plus que les sens demeureront frustrés. Comme d’autres se vengeaient dans la guerre, certains se vengeraient dans l’écriture. Mais la subtilité de ces mécanismes institutionnels (école, église, armée, entreprise publique ou privée, médias…) qui nous poussent à la fois à taire et à dire, et somme toute à savoir, à connaître, viserait autre chose : à contrôler les êtres de désirs que nous sommes. Dans le chapitre qu’il intitule « La sexualité », William Marx évoque le cas emblématique d’un jeune étudiant brillant poursuivant sa scolarité à Cambridge à la fin des années 1920 et qui verra sa carrière brisée à cause d’une capote anglaise, joliment nommée french letter. Il ne s’agit plus de savoir ici, mais de pouvoir, de contrôle. Nul doute que le lettré n’échappe pas à ce que Foucault appelle « les mécanismes de pouvoir de la sexualité », mais c’est justement parce qu’il a en partie conscience de ce qui se joue dans les rapports humains qu’il cultive une solitude certaine et un retrait fécond.
William Marx parle des conditions de travail du lettré, de la maison, du jardin, des bibliothèques. S’il voit dans ces dernières des lieux où circule intensément le désir - « Il n’y a guère de lieu plus chaste qu’une bibliothèque. Mais guère de plus torride également. » -, la maison et le jardin seront conçus comme des lieux paisibles propices à l’étude. Sans aller jusqu’à parler de misanthropie, l’auteur perçoit un fond de sauvagerie dans le comportement du lettré reclus dans son étude ou déambulant dans les allées d’un jardin. La présence d’animaux domestiques en serait garante. Il écrit : « D’un côté, l’animal, sauvage par nature, est apprivoisé par l’homme ; de l’autre, un membre de la société s’ensauvage par excès de culture : le chiasme en dit long sur le pouvoir et le danger des livres. » Ces derniers sont autant d’accès au monde que de moyen de rompre avec lui. Orgueil du solitaire devant les yeux de qui le monde s’étale selon un ordre décrit par le logos, pouvant aller jusqu’à l’oubli de soi, l’oubli du monde réel et des êtres qui le peuplent. Danger de l’abstraction, de la rêverie, complaisance dans la fiction ou même la vérité. Mais qu’est-ce que la vérité ? Elle semble loin cette définition qui voyait en elle une forme d’adéquation entre la chose et sa représentation. Où sont les corps sans lesquels il ne saurait y avoir d’émancipation, où est cet espace dont l’aventure a besoin pour se déployer ?

4. Laïcisation
Comme William Marx le précise dès les premières pages de son livre, « les lettrés forment à la fois le socle d’une civilisation (ils en garantissent la continuité) et une instance destructrice ». Qu’ils contestent ouvertement le pouvoir ou que leur modus vivendi constitue de fait une contestation de l’ordre établi et des priorités propres à tout un chacun, dans un cas comme dans l’autre ils pourront éveiller la suspicion. Que le plus grand nombre sacrifie aux exigences les plus triviales (manger) et honore les traditions, notamment religieuses, contribue à marginaliser le lettré. Ce n’est pas qu’il boude les bons petits plats mais il optera volontiers pour un menu frugal – ou un seul repas, comme Kant, qui pratiquait déjà le jeûne intermittent aujourd’hui en vogue. Quant à souscrire aux croyances en vigueur, l’étude des textes sacrés que conduit ou que conduisit le lettré l’amène irrémédiablement à prendre certaines libertés et à s’écarter de l’orthodoxie. Pour notre auteur, dès que l’existence d’un dieu fut consignée par un texte, il fut en péril : « Le premier effet du texte sacré, c’est de tuer le dieu qui l’a énoncé. » Cette mort semble accomplie, d’où peut-être cette fureur qui s’empare parfois de ceux qui refusent de le reconnaître. Pour William Marx, la laïcisation a démarré dans l’Antiquité (on citera le nom de Plutarque) pour devenir irrépressible avec l’humanisme. On ne peut que s’en réjouir, l’idéologie ou le dogme s’accordant mal avec l’exercice de la pensée, mais force est de reconnaître que la raréfaction progressive des commentaires va de pair avec le déclin des commentateurs.
La tendance du lettré n’est pas sauf exception de s’opposer frontalement à l’ordre de la cité mais de lui échapper en constituant une sorte de communauté autonome. Notre auteur se demande à juste titre « comment une vie contemplative pourrait s’articuler à celle du citoyen ». Aussi active que soit la vie contemplative, elle ne semble pas occuper les lieux de tout le monde, lieux publics ou de pouvoir, même si les lettrés descendent aussi dans la rue et fâchent éventuellement le pouvoir par la publication de leurs textes. Devenu adversaire politique, Cicéron fut assassiné, trahi par un adolescent qu’il avait lui-même instruit. Sans aller jusque-là, un moyen de contrôler les « traitres en puissance » que sont les lettrés consiste à contrôler leurs ressources : les bibliothèques. On sait où ils sont et on sait ce qu’ils lisent. A ceci près que chacun lit différemment et que la paranoïa du pouvoir biaise parfois sévèrement l’interprétation des textes.
Une des questions qui se posent à l’heure actuelle est de savoir si notre société souhaite encore voir dans le livre un moyen d’émancipation ou si elle souhaite le réduire à un outil de promotion. L’œuvre en tant que telle représente un défi à la politique dans la mesure où elle ne se propose pas d’échanger une chose contre un signe à partir d’une valeur préétablie. L’œuvre affirme l’existence d’un monde où rien ne s’échange réellement mais symboliquement (les corps, les sexes, les lieux, les temps, la vie, la mort...), où rien n’est consommé, rien n’est détruit. Un livre n’est pas un produit culturel, c’est un espace où une écriture est donnée, et avec elle un monde – ce qui n’empêche pas sur un autre plan, celui du commerce et de la production, d’en tirer un bénéfice. Raison pour laquelle un livre peut traverser le temps, et rayonner bien après la disparition de son auteur. C’est éternellement qu’une madeleine se dissout dans le thé et ressuscite un temps chaque jour à réinventer. C’est éternellement que la vie s’épaissit et s’éclaire simultanément, pour autant qu’on la joue, qu’on la rejoue, pour autant qu’on l’écrive – et qu’on la lise.

14 février 2025
T T+