Cynthia Fleury | Ci-gît l’amer

Le ressentiment n’est pas vieux comme le monde. Ce terme, dans la langue française, dérivé de sentiment, daterait de la fin du Moyen Age. Il signifie d’abord rancune et serait à considérer dans une perspective individuelle ou interindividuelle. Plus tard, il acquit une dimension collective et un sens politique. On peut dater du XIXè siècle ce virage et le mettre en relation avec les transformations sociales qui affectèrent l’Europe à ce moment là. Que l’on s’informe des récits véhiculés par la psychanalyse depuis un siècle ou des tensions sociales plus récentes, force est de remarquer que le ressentiment n’a rien perdu de son actualité. Il gangrène toujours la vie des individus et menace sérieusement l’équilibre des sociétés. Dans son dernier livre, Ci-gît l’amer, ouvrage instruit, sensible, aux accents parfois personnels et touchants, Cynthia Fleury revient sur cette passion triste, à la fois pour tenter d’en définir la nature, pour lutter contre le déni qui consiste à ne pas vouloir la reconnaître quand elle nous frappe, et surtout pour dessiner un parcours et ouvrir des voies possibles de guérison (voir son sous-titre : Guérir du ressentiment), ou de dépassement. L’autrice n’est pas seulement philosophe, elle est psychanalyste, ce qui la place à un endroit particulièrement propice pour affronter le problème que pose l’enfermement dans un discours victimaire. La force de son livre et son urgence émanent de son souci d’articuler passion individuelle et problématiques sociales, tempérament - comme on disait jadis - et régime politique. Trois axes structurent sa réflexion : le processus d’individuation de l’homme du ressentiment ; le délire fascisant qui peut s’emparer du sujet victimaire et l’éthique voire la politique à conduire, sur un plan individuel et collectif, pour tenter de sortir d’un tel piège.

1. Un des intérêts de cette œuvre est de ne pas prendre la question du ressentiment de trop haut, en surplomb. Le ressentiment s’insinue partout et nul individu ou nulle société ne peut se targuer d’y échapper. Il est là et peut nous tomber dessus quasiment à tout moment. Parce qu’il s’enracine dans la déception et que, nonobstant le travail du déni, il est parfois impossible de ne pas reconnaître ses effets dévastateurs. L’autrice distingue ressentiment et amertume, attribuant à celle-ci un avenir que se refuserait le plus souvent celui-là. Pour définir le ressentiment, elle s’appuie entre autres sur le livre de Max Scheler, L’Homme du ressentiment (1912). La date a son importance car entre Nietzsche, Freud et Fanon le temps a passé et les approches diffèrent. Le titre de Scheler a l’inconvénient d’essentialiser son propos et d’enfermer le malade dans une situation de laquelle il semble ne pas devoir sortir. Comme on l’a dit, l’approche de Fleury est tout autre, ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer sur des constats émis par des intelligences dont elle se démarque. Si ce livre nous intéresse, c’est qu’il s’adresse à des êtres susceptibles de s’en sortir. Je ne nie pas l’existence de cas cliniques désespérés, mais on ne saurait consacrer un ouvrage à une pathologie sans nourrir l’espoir d’aider ceux que cette pathologie concerne et sans faire un pari sur l’avenir. Les sociétés du ressentiment existent, elles aussi doivent apprendre à muter. Ce livre peut les y aider.
Qu’il souffre du manque de quelque chose ou de quelqu’un, le sujet du ressentiment ressasse et s’enferre dans ce qui le mine, sur quoi il n’a pas prise, ou plus exactement sous l’emprise de quoi il se trouve. Comme le dit Scheler, que cite la philosophe, cette rumination n’est pas intellectuelle ou pas seulement, « c’est une reviviscence de l’émotion même, un re-sentiment » et c’est en cela qu’elle est douloureuse et si difficile à contrôler. Toute la difficulté consiste alors à sortir de tels états et parfois même - Cynthia Fleury est aussi thérapeute et a par conséquent une expérience directe des stratégies développées par les malades pour se maintenir dans des souffrances qu’ils affectionnent tout en les déplorant - à déconstruire ce qui relève d’un système ou d’une croyance.
En effet, le sujet du ressentiment s’arc-boute sur sa souffrance comme sur un droit. Il vit dans l’attente d’une réparation tout en en contestant l’hypothétique advenue. Si la blessure d’un tel sujet est suffisamment profonde pour remettre en question son autonomie, qui ou quoi pourrait en répondre et prétendre pouvoir réparer ? Ci-gît l’amer fait évidemment clin d’œil, homophonie oblige, à la figure de la mère comme à un traumatisme originaire ayant laissé la séparation sans soin et peut-être sans mots. A cet égard, il ne suffira pas de dire que rien ne pourra réparer cela, ni de s’identifier à je ne sais quel prince d’Aquitaine à la tour abolie, il faudra faire plus, il faudra se détacher du besoin de réparation. Cynthia Fleury écrit : « Prendre ce risque là, celui de ne pas réparer l’injustice commise, c’est cesser d’attendre la réparation comme deus ex machina, se libérer de l’attente, émotionnellement, et pas simplement théoriquement. » Le dire ou l’écrire ne suffit sans doute pas mais cela peut aider à accepter l’irréparable, je dirai même plus à accepter de vivre selon l’irréparable. Il en va de notre autonomie comme de notre capacité à construire un rapport à l’autre qui ne soit pas aliéné. Un des grands credos de ce livre consiste à remplacer « réparer » par « créer ». Il vise à nous inciter à inventer des solutions plutôt que de buter sans cesse sur le même obstacle, à nous défocaliser pour regarder ailleurs, là où c’est encore possible, là où l’air circule mieux et où nos forces de vie sont susceptibles de s’éveiller, de s’épancher, pourquoi pas de s’épanouir. La position de Cynthia Fleury consiste à faire confiance à l’individu, à le responsabiliser, à l’inciter à décider. Aussi peut-elle écrire : "Le seuil inaugural de la décision, avoir le courage de ne plus attendre la réparation."
De fait, on aurait tort de croire qu’il y a d’un côté des créatures faibles livrées sans remède au ressentiment et d’un autre des créatures fortes qui en viendraient rapidement à bout. C’est pour tout un chacun une épreuve, et comme on l’a dit précédemment, il n’est pas sûr que quiconque puisse s’en dispenser. Et d’ailleurs, comme elle l’écrit : « Le ressentiment est un échec de l’âme, du cœur et de l’esprit, mais reconnaissons qu’une relation au monde qui n’en fait pas l’épreuve n’est peut-être pas tout à fait aguerrie ». Il ne s’agit donc pas d’en nier la réalité mais plus exactement d’effectuer le travail nécessaire pour en réchapper. Pourquoi alors, en la matière, « défendre les forts contre les faibles », pour reprendre une tête de chapitre du livre qui nous retient ? Ici, le détour par Nietzsche nous servira à introduire une dimension très actuelle du ressentiment : sa dimension collective. Pour Nietzsche, comme pour Tocqueville, il y a une connexion entre l’organisation sociale et la promotion de certaines valeurs, et la démocratie contribuant à répandre une exigence chez le plus grand nombre, elle fait naître malgré elle une amertume voire un ressentiment chez tous ceux qui s’estiment frustrés de ce à quoi ils ont droit : une belle voiture aussi bien qu’un accès durable au bonheur de vivre. A ce titre, celui qui dit non à la position victimaire et en appelle à sa capacité de s’affranchir d’un modèle délétère peut très bien se voir rejeté. Il le sera même implicitement par tous ceux qui restent dans la dépendance d’un idéal inaccessible et qui promeuvent explicitement ou non le statut de victime et l’esprit de vengeance qui va souvent de pair. « Défendre le fort, précise l’autrice, c’est défendre l’obligation d’une sublimation du ressentiment, quoi qu’il en coûte ; c’est valider le fait que l’anéantissement ne peut pas être le fin mot de l’histoire d’une expérience de ressentiment. » Sans quoi c’est la tentation fascisante ou fanatique, le délire en lieu et place du discernement.

2. Le ressentiment cristallise plusieurs pathologies. Dans l’importance accordée à soi on reconnaîtra sans peine une pathologie du narcissisme, une impossibilité de voir en l’autre autre chose qu’une cause de sa souffrance ou de son rejet, de son sentiment d’exclusion. On peut aussi y voir un trouble de l’attention, non pas au sens où l’on ne verrait plus rien mais au sens où tout ce qu’on voit vient consolider le sentiment de la dépréciation de soi, de la mésestime etc. Cynthia Fleury dit qu’alors « le sujet ne sait plus se nourrir du regard sur les choses », il ne sait plus s’ouvrir, encore moins admirer. Il ne se nourrit plus, ou plus que de ce qui le détruit à petit feu. « La qualité de cette attention est essentielle, car celle-ci est matricielle de quantité de comportements cognitifs et sociaux. » C’est un enfermement qui, lorsque la haine se déplace sur tout un groupe d’individus, confine à la paranoïa. Il se peut alors que le sujet victimaire cherche et trouve des auxiliaires de la haine chez des individus vivant aussi un sentiment de frustration et de déclassement. Le pire n’est alors pas loin d’advenir quand ils s’organisent pour trouver des boucs émissaires et assouvir leur appétit de vengeance.
La deuxième partie de Ci-gît l’amer s’ouvre sur des pages consacrées à l’analyse du fascisme telle qu’Adorno l’a conduite depuis sa situation d’exilé aux Etats-Unis. Un point semble crucial dans cet engrenage destructeur, c’est celui qui voit la victime jusque là silencieuse s’identifier à une autre victime ayant le courage de crier haut et fort qu’elle subit un tort qu’elle entend venger. Celui qu’Adorno nomme le « Guide » n’est de fait rien de plus que « quelqu’un qui, tout en étant faible comme ses frères, ose pourtant sans complexe avouer sa faiblesse, ce qui fait de lui un homme fort ». Il ne faut cependant pas s’imaginer que la tentation fascisante, aujourd’hui fortement répandue dans nombre de pays et sur plusieurs continents, disparaîtrait avec l’éclipse de ses leaders. La force du leader est d’être comme tout le monde et de ne faire qu’agréger une haine qu’il autorise par un discours transgressif et permissif, méprisant le cas échéant les règles élémentaires du droit. Par conséquent la disparition du chef, si elle ne coïncide pas avec une transformation de la manière de voir et de sentir, n’implique en rien la disparition de la haine, laquelle, c’est à craindre, reparaîtra sous les traits d’un autre visage. Le problème ici consiste à refuser toute responsabilité dans ce qui arrive, à en imputer la faute à un « autre » construit éventuellement pour l’occasion et à s’imaginer, ultime phase de l’horreur, que sa destruction ou son expulsion représentera une solution à la souffrance qu’on éprouve.
Il est possible que celui qui se vit comme victime ait du mal à rester humain et sente l’aliénation le gagner. Le danger est palpable dès lors que cette réification est projetée sur d’autres êtres humains conçus dès lors comme étant à l’origine du mal. Cynthia Fleury insiste sur ce processus de réification, non seulement en tant que pathologie individuelle mais en tant que forme d’organisation sociale. Toute une tradition de pensée issue du marxisme en a étudié les effets, notamment au plan de l’économie et du travail. Difficile en effet de ne pas constater aujourd’hui l’invasion du quantitatif dans nos vies, que ce soit par le biais d’évaluations permanentes, de statistiques, de data... Qu’est-ce qui présentement ne fait pas l’objet d’un chiffrage destiné à décider d’une politique ? Comme l’écrit la philosophe, « la collecte toujours plus expansionniste des données, dites personnelles, portent indûment ce nom, car elles ne disent rien de la vérité holistique de la personne ». On connaît cette dérive technologique, les méfaits du management libéral, on découvre aujourd’hui cette manipulation galopante des données censées remplacer un visage, une voix ou un nom, qui plus est contemporaine d’un déferlement de haine anonyme sur les réseaux sociaux consacrant un peu plus un principe de déresponsabilisation déjà bien répandu. On déplore tout cela, et ce depuis un certain temps, mais quelle résistance offrir à ce raz-de-marée dont les effets délétères sont légion ?

3. Au monde des chiffres et de la médiatisation, Cynthia Fleury oppose le soin. On pourrait trouver cela dérisoire mais à l’heure d’une pandémie il ne viendrait à l’esprit de personne de rire au sujet du rôle que jouent les soignants, rôle en partie invisible et de fait si peu valorisé. On pourrait également lui opposer le monde de l’éducation, lui aussi mis à mal par une haine chronique et une dévalorisation symbolique de plus en plus flagrante. L’autrice des Irremplaçables a trouvé un allié de choix dans son combat, penseur et également thérapeute, tout comme elle, je veux parler de Franz Fanon. Fanon fut psychiatre en Algérie pendant la colonisation, jusqu’au moment où il démissionna pour ne plus être complice d’une organisation qui d’un côté détruisait volontairement les colonisés tout en ordonnant d’un autre au personnel médical de maintenir cette population debout. En effet, comment accepter d’être soigné par un monde qui vous opprime et vous humilie tous les jours ?
Pour avoir vécu son enfance en Martinique et plusieurs années en France après la Deuxième Guerre mondiale, Fanon connaissait bien le problème du racisme, les contradictions insolubles dans lesquelles étaient pris les colonisés et les injonctions contradictoires auxquelles ils étaient soumis (Pour caricaturer : sois conscient qu’on te considère comme inférieur mais n’en sois pas moins fier de tout ce qu’on fait pour toi). C’est la raison pour laquelle Cynthia Fleury écrit que « Fanon est un auteur clé pour comprendre le lien entre ressentiment et Histoire » et « pour comprendre comment un “moi” qui a toutes les raisons d’éprouver du ressentiment parce qu’il est issu de là, d’une histoire collective douloureuse, et encore pris au piège de la domination culturelle, sera plus fort que ce carcan et s’échappera, par l’œuvre, la réflexion, la création philosophique et militante, l’engagement collectif mais déjà l’engagement individuel d’être un “moi” hors d’atteinte du ressentiment ».
L’action, l’invention, la création sont certainement des voies royales pour sortir du ressentiment, mais il ne faut pas s’imaginer que l’effet de telles pratiques sera immédiat ou définitif. Nous avons souvent là affaire à des conflits psychiques originaires et profonds dont il n’est pas même sûr qu’on vienne jamais à bout. Néanmoins, chacun trouvera sa voie, espérons-le, quant à la question et aux modes de l’agir. Il restera cependant toujours ceux qui ne trouveront pas d’issue mais que certains choisiront d’aider - les soignants et les thérapeutes, l’amitié ne pouvant pas tout. En effet, le soin relève d’un art, d’une technique, sans que les soignants soient pour autant des « maîtres » en la matière. Eux aussi apprennent, ils expérimentent, et par là se perfectionnent. Quand il était médecin à Saint-Alban, avant de partir travailler en Algérie, Fanon rédigeait des éditoriaux pour le journal interne de l’hôpital. Non pas une parole directe, mais une forme d’écriture revitalisant autrement les relations entre les patients et le rapport qu’un patient peut nourrir avec le monde. C’est du moins comme ça que j’imagine la fonction de ce journal, Cynthia Fleury ne s’étendant pas trop sur le sujet. Il va de soi que face aux maladies du lien, le langage est une ressource infinie, même s’il n’est pas toujours facile de savoir comment l’exploiter : quoi dire, quand, comment. Tout le monde n’est pas Cioran, grand styliste dont la philosophe cite certaines formules pour souligner combien leur noirceur s’accommode paradoxalement bien d’une beauté stylistique flagrante, laquelle fait peut-être, elle le remarque, plus de bien à ses lecteurs qu’à l’auteur lui-même. Mais que peut faire un soignant quand le malade semble inaccessible, aux regards, aux attentions, aux mots mêmes qu’on peut lui adresser ?
Comme Cynthia Fleury le rappelle en convoquant Fanon, le soignant doit aider le patient à structurer sa journée, à construire un emploi du temps, il doit faire attention à ne pas l’infantiliser, il doit l’accompagner, le nommer, lui permettre de conserver ses effets personnels, ses vêtements, ses bijoux etc. Toute une attention aux détails au service d’une reconstruction de soi, d’un processus d’individuation du malade. Toute une bienveillance allant de pair avec un art de la discrétion, car autrui pour un malade est souvent gênant, intrusif, menaçant, en dépit de ses efforts et de sa prévenance. La thérapeute écrit ceci : « C’est cela soigner. Cela peut être très simple, très humble en apparence, et c’est sans doute la raison pour laquelle le travail des soignants est si peu valorisé, parce qu’il est très technique, mais de cette technicité quasi invisible, de l’ordre d’un savoir-faire et d’un savoir-être. Savoir accompagner l’autre lorsqu’il a mal, ne pas le gêner, ne pas lui faire honte, ne pas l’ennuyer, l’indisposer, être là, mais ne pas y être, être invisible mais ne pas laisser de doute sur le fait que le sujet n’est pas abandonné à soi-même, qu’il répare son autonomie abîmée, qu’il n’est pas jugé pour cela. » C’est peut-être de cela dont nous avons le plus besoin, d’une attention discrète que tout un chacun peut porter et recevoir, présente sans peser et dont l’absence ne signifie pas l’interruption. Plutôt que de grands discours, de grandes mesures qui pour importantes qu’elles paraissent n’en restent pas moins des principes tant que l’on n’en incarne pas une part. Une attention à l’autre, visible-invisible, une présence-absence restaurant la continuité par son retrait même. Personne n’est enfermé dans un rôle : un jour nous pouvons aider, le lendemain nous pouvons avoir besoin d’aide. Aussi peut-on penser que si nous savions mieux accompagner autrui, que si le soin gagnait en visibilité et cessait d’être pensé comme étant l’apanage des gens de métier, nous serions capables de mieux vivre, nous estimant davantage, soi-même comme autrui, inventant plus, mieux, à force d’écouter, de s’ouvrir, de prendre le temps, de regarder, d’accueillir.
J’imagine un malade déambulant dans un parc venir vers moi - et de me réciter la belle formule de Franz Fanon : « Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. » Créant le monde, créant autrui.

Pascal Gibourg

31 octobre 2020
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