Patrick Beurard-Valdoye | Le fusain d’Hilma
pour l’écrire, il se prend lui-même
Jacques Roubaud [in memoriam]
Une fable raconte qu’à
l’origine du dessin
il y a cette amoureuse attristée
par l’imminent départ de son
soldat pour la guerre
elle sort du bûcher un bâton brû
lant – l’ancêtre du fusain – afin
de noircir sur la paroi de la grotte
sans repentir
la silhouette de l’amant se rhabillant
est-ce par vengeance que gérants
de l’art et notaires de la
vie ont répudié jusqu’au siècle
dernier – Stockholm exceptée –
les femmes
de nos académies des Beaux-Arts ?
qu’on m’explique en passant
comment l’on en vint au fusain
afin de croquer le vif au trait noir
était-ce que l’artiste comptait
sublimer ces couleurs défendues
d’automne – des fruits que
la langue vernaculaire appelle
bonnets d’évêque –
qu’il comptait
de ces grappes pendantes d’orange
graîneux et rose pink quasi
fluo sur fond vert caduque
extraire l’essence charbonnée
d’une merveille
dont le secret affluant des racines
est même connu des étoiles ?
juste retour des choses
– ou plutôt l’envers de la chose –
c’est d’une artiste de Stockholm
qu’arrive une audacieuse percée
faisant fi du fusain
ce qu’elle veut ce sont de
grands champs de couleurs
qui fusent autant que
les fruits du fusain
mais veut-elle ou bien
laisse-t-elle sa main penser ?
Hilma transcrit dans un carnet
Derrière la vigueur bouillonnante
de la plante se cache
la chaleur du contact
il n’y a plus que verdeur et chaleur
l’artiste peint moins le visible
que le soi-disant invisible
ses titres sont des énigmes
« chaos primordial »
« étoile à sept branches »
« les dix les plus larges »
« relevé du plan physique »
« tableaux pour le temple »
maîtres et docteurs aveuglés
ne pouvant concevoir ce qui est
ne sachant contempler ce
qu’ils voient dans l’atelier
conseillent de cacher ça
or voyant clairement loin elle
va imposer devant notaire
qu’on expose ses inchoses
vingt-cinq ans après son décès
ainsi louons-nous le nom
d’Hilma Af Klint