Philippe Mezescaze Je ne sais rien d’elle (extrait)

A l’occasion de la parution le 26 mars, aux éditions Marest, l’incipit Je ne sais rien d’elle de Philippe Mezescaze, l’histoire d’un retour vers l’enfance et les figures familiales (la grand-mère et la mère), à l’occasion de l’adaptation cinématographique d’un livre de l’auteur. Face à l’enfant qui l’incarne, face aux actrices qui endossent les rôles de la mère ou de la grand-mère, au milieu d’endroits exhumés de la mémoire et de l’écriture, le narrateur laisse surgir les souvenirs et les sensations de l’enfance. Je ne sais rien rien d’elle est un double regard magnifique porté sur le passé et sa mise en scène cinématographique... et la place qu’il faut trouver.
A noter que Philippe Mezescaze présente le jeudi 28 mars à partir de 18h ce nouveau livre aux Cahiers de Colette à Paris. (SR)
Avant l’enterrement, l’avis de décès paru dans le journal était erroné, le responsable de la colonne nécrologique avait changé son prénom pour celui de la première belle-fille, une bourde, un acte manqué. Logique. Dans cette ville, subrepticement, l’existence de ma mère avait été évacuée, comme si cette femme n’avait jamais vécu ici, ou si peu, ou si mal, qu’on l’avait fait devenir floue puis disparaître du roman familial, comme sont gommées, sur les photos officielles des dictatures, les figures des renégats et des héros tombés en disgrâce. Ce n’est pas fini. Plus tard quelqu’un avait voulu effacer la date de sa mort. La première belle-fille, mortifiée, peut-être, d’avoir été considérée comme morte à la place de la morte (après la publication de l’avis de décès fallacieux, il avait fallu expédier des messages à travers la ville et au-delà, rassurer la famille éloignée, les connaissances, passer un rectificatif dans le journal, le soulagement de ces gens fit qu’on ne se précipita pas aux funérailles de cette quasi inconnue, on avait préféré souhaiter longue vie à la fausse défunte, c’était bien suffisant), me fit une demande déconcertante :
« Pourrait-on, les années qui allaient suivre, instituer une date différente de celle qui figurait sur l’acte de décès de ma mère. Elle est morte le jour de mon anniversaire qui est aussi celui de mon petit-fils, célébrer ensemble des événements si opposés me contrarie, on ne peut pas mêler des sentiments disparates, le deuil l’emporterait sur la joie, tu comprends, n’est-ce pas ? Et puis ma requête s’appuie sur du concret, la police a découvert le corps de ta mère après plusieurs jours, les constatations faites, elle a établi la date de son décès à l’aide de méthodes qu’on pourrait facilement juger aléatoires, bref on ne sait pas, on ne saura jamais, ce ne sera jamais certain. Voilà, pour nous, dans l’intimité familiale, nous décalerons sa mort d’un jour, cela ne porte pas à conséquence, est-ce que cela t’ennuie ? Tu me ferais un immense plaisir en acceptant. »
J’ai pensé qu’elle voulait se venger d’avoir été confondue avec la morte, mais elle était sincère, sans délicatesse ni scrupule. Je ne lui ai pas répondu, je n’ai rien montré, elle pouvait bien faire ce qu’il lui plaisait, je m’en fichais. Ma mère avait passé les dernières années de sa vie dans une autre ville, son corps avait été ramené ici pour reposer dans une des tombes de la famille auprès de l’homme qu’elle avait aimé, elle n’aurait pas souhaité autre chose, elle revenait d’exil, les desiderata, les revendications des vivants, désormais elle s’en tapait, elle était débarrassée du joug du silence et des postures.
Qu’est-ce que je venais chercher, penché au-dessus de son tombeau, le souvenir des jours passés, mais j’avais si peu vécu avec elle, l’outil qui me permettrait de violer les chambres successives et obscures de son histoire, mais elle n’avait lâché que des bribes, mentant parfois et, plus fort qu’elle, systématiquement occulté les signaux et les indices qu’il lui était arrivé de m’abandonner. Ma grand-mère a rejoint sous la terre ses deux fils, elle repose près de son aîné dans une tombe éloignée de quelques pas de celle de ma mère et de son fils cadet. Il n’y a pas de caveau unique mais des sépultures disséminées, pour certaines dans le même carré ou plus loin dans le cimetière, je ne les connais pas toutes. D’ailleurs, après tant d’années, je me suis perdu parmi les concessions, c’est une allée de tilleuls que j’ai reconnue qui m’a mené devant la tombe d’Irène. Adolescent, lorsque je vivais chez ma grand-mère, je l’accompagnais parfois à Saint-Éloi, c’est le nom du cimetière, et c’est cette allée que nous empruntions pour visiter ses défunts, elle s’y rendait une fois par semaine, elle désherbait les jardinières et renouvelait les bouquets dans les vases de granit. Aux premiers jours de juin, les tilleuls en fleurs répandaient sur les tombes un parfum suave qui allait bien, je trouvais, avec la mort. Elle me disait que ce rituel l’apaisait, elle ne venait pas se recueillir, elle ne priait pas, je m’extraie du monde dans une promenade égoïste et sentimentale, ça me fait plaisir aussi quand tu la partages avec moi, je vois que tu as compris que ce n’est pas un chemin triste, le vieux cimetière est un endroit confortable, tu ne trouves pas. Je souriais, confortable, oui, maintenant et puis après, dans la mort. Je comprenais.
Mes morts sont enfouis sous l’herbe, moi j’aurais voulu les figer dans l’ambre où je les aurais considérés, mais au-dessus d’eux ma mère est un astre illisible qui anéantit la possibilité des hommages. Je ne connais pas ses secrets, plus personne n’est là pour les révéler et la trahir, ils circulent pourtant en moi tel un sang lourd, je ne rendrai pas à ma mère sa lumière, je ne sais rien d’elle, elle m’a laissé errant, sans reflet, avec son fantôme qui ravage encore certaines de mes nuits.
Pour terminer, comment l’oublierai-je, dans les deux ou trois semaines qui ont suivi l’enterrement, on avait déménagé le mobilier, il avait été emporté avec le linge, personne n’en avait voulu. Les meubles furent éparpillés entre les brocanteurs et le Secours Catholique, les vêtements expédiés par colis vers la Pologne – c’était les années Solidarnosc –, les robes, les cardigans, les manteaux, les foulards et les collants ont atterri là-bas. C’est comme si ma mère avait été renvoyée vers le pays qu’enfant elle avait fui, personne n’a pris conscience de la portée symbolique du geste, moi si, chacun retenait la bonne action, elle aurait été sensible à l’intention, s’était-on récrié. Tu parles. Aujourd’hui, à part ceux de ma génération, mes cousins et leurs enfants, ils sont tous morts. Parmi ceux qui restent, aucun ne se montrera durant la semaine que je passerai ici sur le tournage, ils habitent en ville pourtant ou alentour. Je ne suis pas allé vers eux non plus. La dernière fois que je les ai vus c’est à l’enterrement de leur mère, la première belle-fille, il y a plus de dix ans. Ils sont hors du sujet, ils s’y sont mis d’eux-mêmes autant que je les en exclus, l’histoire de ma mère leur a échappé, ils n’ont pas cherché à la connaître, ils ont été tenus à l’écart, ils n’y pensent pas, ils ne sont pas intéressés, ça ne les concerne pas.
Philippe Mezescaze