Prédation et démocratie

Lorsque Jean-Paul Curnier nous avait fait part de certains aperçus développés dans Philosopher à l’arc (l’essai qu’il s’apprêtait alors à faire paraître aux éditions Chatelet-Voltaire), sa réflexion nous offrait des points de convergence manifestes avec les questions travaillées à l’Espace Khiasma. Notamment, la façon dont le « spectre colonial » faisait retour dans la façon dont les sociétés se capturent et se fantasment mutuellement. Un jeu de possessions réciproques à la fois matérielles (économique) et psychiques (symbolique et imaginaire), matrice d’un corps social — et, d’une certaine façon, physique — polyphonique, « possédé » par une multitude d’entités : continent d’une géographie et d’une Histoire partagées, lieu d’un syncrétisme culturel. Le corps est ainsi imaginé comme un espace, un territoire où luttent et dialoguent les histoires de France. Or, partant de cette expérience de corps très particulière qu’est la chasse à l’arc — de par le rapport d’intimités très particulier que celle-ci engage avec l’animal, ainsi qu’avec la « mémoire immémoriale » des tout premiers hommes, chasseurs-cueilleurs —, Jean-Paul Curnier envisageait le corps comme devenir, traversé de réminiscences provenant de l’histoire de l’humanité dans son ensemble, et envisageait d’étendre sa réflexion au corps social tout entier.

C’est ainsi que s’est fait jour l’intuition que cette résidence à l’Espace Khiasma lui aura permis de développer : révéler, au cœur même du contrat social qui préside aux institutions des régimes démocratiques, un impensé prédateur. Le spectre d’une « scène primitive » d’appropriation violente du territoire et des ressources qui nous hante encore. En effet, l’exemple paradigmatique d’un mode d’organisation ayant pris une forme « spontanément » démocratique est la démocratie pirate : une démocratie de prédateurs assurant l’équité du partage et l’égalité des statuts dans la répartition des richesses — et non dans la production de celles-ci. Or, si cette intuition est juste, si la démocratie est le régime qui s’impose spontanément comme étant le mieux adapté à la prédation, s’impose alors une relecture des héritages laissés par l’histoire grecque, islandaise et nord-américaine dans nos sociétés de production. Une société où se font jour de multiples écarts entre les buts moraux que la démocratie proclame et qui la fonde en droit, et la réalité des injustices — qui est le démenti perpétuellement renouvelé des aspirations démocratiques.

De plus, l’ambition qu’avait Jean-Paul Curnier de repenser la forme classique de l’essai, dans un souci de favoriser l’expression et la mise en circulation publique des idées, constituait un véritable terrain de rencontres avec les publics de Khiasma, ainsi qu’une véritable ouverture au dialogue et à la discussion publique. Comme il l’a dit lui-même dans sa note d’intention : « il s’agira moins ici de parfaire la rédaction d’un essai sur les mœurs démocratiques du moment — ou à en faciliter la compréhension auprès du public — qu’à déplacer le rapport traditionnel entre auteur et lecteur pour aboutir à une saisie par le lecteur de ce qu’est une idée, qu’il la fasse sienne ou non, comme objet mis en circulation dans l’espace public […], comme l’expression publique d’une pensée sur le devenir commun ». L’Espace Khiasma a donc souhaité l’accompagner dans cette tentative, de créer les conditions d’une expérience de pensée inhabituelle et collective, génératrice d’une mise en travail du sens politique que revêtent l’expression publique et la prise de parole.

La r22 Tout-monde, « webradio des arts et du commun », s’est constituée quant à elle comme le relais privilégié de cette expérience, en diffusant les pièces sonores réalisées à l’issue de chaque rencontre avec le public. Lesquelles réactivaient ainsi, au contact d’autres apports documentaires choisis par Jean-Paul Curnier, du matériel sonore capté en ces occasions. L’idée était de constituer à la fois une archive vivante des rencontres menées dans le cadre de la résidence et d’expérimenter une nouvelle forme de sortie du modèle convenu de l’essai : ce chapitrage radiophonique préfigurant les articulations du livre à venir et permettant à Jean-Paul Curnier de travailler directement la matière de ses échanges avec le public.

C’est ce travail que nous vous proposons de redécouvrir en vous donnant accès à l’intégralité du programme « Résidence de Jean-Paul Curnier à l’Espace Khiasma ».

1 — Philosopher à l’arc

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Soirée de lancement de la résidence

2 — Le voyage, la terre, la propriété du sol

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Conversation avec Sébastien Thiéry

3 — Le Sang, la Fortune, la Gloire, les Amours

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Conversation avec Jacques Durand

6 — Rien à perdre, rien à gagner : la liberté et l’errance

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Concert de philosophie avec Fantazio

7 — Pat Garrett et Billy the Kid

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Projection et rencontre avec Christophe Cognet

8 — Le petit parlement

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Conférence pour adultes à partir de dix ans

9 — Scène primitive

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Concert de philosophie avec Yves Robert et Fantazio

10 — Maison des Fougères camps de base cacahuètes

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Restitution de l’atelier

11 — In-su-rrec-tion : 4 syllabes. É-meute : 2 syllabes

Prédation et démocratie, par Jean-Paul Curnier à Khiasma — Reprise de dialogue entre Jean-Paul Curnier et Nathalie Quintane