Prendre suint - 4

Le poème ne fixe rien de ce que nous savons voir : il n’est que le pense-bête – de quelque manière qu’on prenne cette expression – de ce que nous ne saurons jamais ne pas avoir vu. Sur les photos, les choses mêmes qui se tiennent devant nous, sont présentes réellement à l’image, sans être là pour autant. Dans le poème, les mêmes choses sont absolument là, sans cependant être présentes. Tels sont, pour la poésie comme pour la photographie, leurs dons de musique. Aucun animal, aucune plante que l’on voit, n’est une image poussée dans l’œil : c’est une phrase qu’on lit (la biologie l’arrangera à sa façon), c’est-à-dire qu’on entend. Les mots sont la matière du monde.


X



Chaque année, la floraison des bruyères nous prend à la gorge comme une èbe rose ne cessant de s’éloigner de nous. Nous courons en bousculant les architraves de ce lambeau de lande. Tout autour le monde somnole

dans le modèle standard.




Tu hurles sous la neige, aussi

profonde que la musique. Le vol des bécasses jette le ciel en vrac dans les encoignures des andains. Tu peux prendre le jour en pitié – il faudra bien deux heures de route pour rentrer par le bois. Je te suivrai à la lettre ; toi seule sais ouvrir de ces pistes dans des mondes vierges.


XI



Sur la sagne la toile tisse l’araignée : de fil en aiguille, la soie sèche, la soie gluante, sculptent son corps – chitine, crochets, opisthosome – suspendu dans l’air traversé par une terre mourante.

Sur la sagne la toile tisse l’araignée. Le monde excrète une comptine intégrale, minérale et amorphe, par ton larynx où la mouche éclot. Où le blé – herse, trémie, tire-paille – nourrit dans le ricanement de l’ange.

Sur la sagne la toile tisse l’araignée ; ses larmes ménagères suintent des fils. La pluie n’est jamais tombée du ciel : elle monte de la joie – rétine, vessie, rancœur – vers les nuages.


XII



Des couples dansent devant les buis plantés tout autour du garde-corps en grès jaune. Une brume monte du littoral dans un relent de concombre de mer, tandis que de l’autre côté de la clôture mes mains s’éloignent dans la modestie de la détresse. De nos narines sort une

buée lourde

Polyglotte.



Des verres se vident
se remplissent. Les conversations ferment les paupières des monnaies-du-pape.

On discute près de moi de choses et d’autres. Le prompteur de la maison s’étire dans le contre-jour des réverbères du jardin. L’arrosage automatique vient tout juste de se déclencher dans un amollissement de tortue luth.



Tu n’as pas souvenir d’une époque où le parc[
n’existait pas,
son enfilade d’épicéas
ses parterres de rhododendrons
dédommagés par la clémence

25 avril 2023
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