Récit de l’éditeur. Benoît Virot

2011 : Quand Patrick Chatelier me donne rendez-vous devant la tombe du général Hinstin au cimetière Montparnasse en ce 25 octobre, sur les recommandations croisées de Nicole Caligaris et de Jean-Yves Bochet, libraire à l’Iris noir, je me demande « pourquoi ». Comme à chaque fois que naît un désir. Pourquoi Attila ? Je viens de sortir deux livres qui doivent nécessairement lui parler : La Tombe du tisserand, recherche d’une tombe impossible dans le dernier pré carré d’un village irlandais à demi fantomatique, et Le Désert et sa semence, histoire d’un aveuglement, de l’effacement des traits d’un visage sous l’acide conjugal. Mais Patrick a une autre réponse : « Parce que c’est le moment où, à Attila, quelque chose peut se passer ». Cette parole va m’occuper plus que je ne le saurais dire, orientant durablement mes regards et mes recherches vers la littérature française.

Je cherche dans le catalogue les textes instinophiles : dans le catalogue publié et dans le catalogue de projets. Je visualise tout de suite la bibliographie fantôme dont je pourrais orner le Livre. Los Muertos, de Gomez de la Serna. La Porte secrète, de Asimovic. Je songe à une réécriture du catalogue sans H (Ludwig Ohl, Edgar Ilsenrat, Rafaël Orzon, Enning Wagenbret). Au même moment, je commence à travailler sur Horcynus Orca, roman-monde sicilien écrit en 25 ans et couvrant 2400 pages (dont j’apprendrai par hasard qu’un des auteurs Instin rêve depuis huit ans de le traduire). HO, c’est le cas inverse de GI : un monstre antédiluvien (l’Orque) auquel l’auteur a adjoint un H initial. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se déplace.

A chaque rencontre avec les auteurs, je prends des notes, que j’essaime ensuite dans le cimetière de ma bibliothèque. Le projet se dessine, se (dé)structure, évolue mentalement. Climax, comme Instin, apparaissent comme des archives, des survivances, les parties émergées d’un iceberg que je maîtrise à peine, ou si peu. J’aime ce côté Osiris (la dissémination et le reboutage des fragments). N’ayant pas accès aux sources, je ne peux colliger comme à mon habitude. Juste recevoir un texte en apparence abouti, l’annoter, le renvoyer à ses auteurs. Nous serons deux éditeurs, pour schématiser le relais (Patrick Chatelier, relais du Général aux auteurs, puis des Auteurs à l’Editeur final du livre) et la cible (Je, alias Bibi, alias le nouvel Attila).

On dit des éditeurs qui amorcent un dialogue précis sur le texte, des suggestions sur des points concrets, et engagent un retravail avec les auteurs, qu’ils « interviennent ». Donc j’interviens. Patrick m’avouera un an plus tard qu’il fut surpris de l’ampleur des remarques, et surtout de mon intérêt pour la structure. Je dois bien concéder que la forme d’un texte est chez moi seconde, directement après son style. C’est-à-dire vitale, ou pour écrire un gros mot, con-substantielle. Je prétends, en français comme en traduction, que la forme, la lettre, le squelett(r)e trahissent la pensée, les vices comme les qualités du travail.


2014. Dans le détail, donc, de la première version de Climax

… et sans mentionner les parties qui m’ont terrassé par leur élan (la partie II sur le territoire, la description mythique des noces au ch. V).

Les notes marginales de l’aide de camp me paraissent d’emblée exogènes : elles sont d’un style plus froid que les autres chapitres, et risquent de parasiter la mise en pages… et donc la lecture. Or ce texte à mes yeux lyrique mérite d’apparaître aussi épuré que possible. Leur utilité me paraît incertaine, même si le prestige d’une mise en abîme (un lecteur extérieur découvrant et commentant a posteriori les notes d’un témoin direct) est toujours séduisant. Je suggère de les supprimer, ou de les réunir en début ou en fin d’ouvrage.

Le récit lui-même me paraît souffrir d’une hétérogénéité, non de style mais cette fois de rythmes. Tout au long du travail, je vais chercher la convergence entre les voix, l’unité de longueur et de rythme des parties. « De pluribus unum », comme on dit – dans la langue de Climax – dans le pays où ont émigré les hommes bleus.

Une précision : j’ai dû m’y reprendre à trois fois (trois lectures) avant de pouvoir formuler un retour, énoncer une opinion, bâtir un commentaire. Temps qui a décontenancé, énervé, déçu Patrick, au point qu’il a dû se demander plusieurs fois si je comptais aboutir le projet, même s’il n’en laissait rien paraître, sauf par des mails à métaphores militaires très poussées et très drôles.

De : Patrick Chatelier
Date : 12 octobre 2014 17:11:43 HAEC
À : Benoît Virot
Objet : Rép :

Benoît,

Le tocsin sonne à nouveau : où en sommes-nous ?
crie une voix dans la plaine solitaire.
Est-ce une veille de bataille, ou lendemain de bérézina ?

Vite, en découdre.

Patrick

Après plusieurs mois d’attente, je livre donc le premier état de mes réflexions.


Janvier 2015. J’envoie le 01.01.15 à 00h23 un mail qui, au vu de la date, a été mûri et préparé longuement avant. J’interviens concrètement, maniaquement pourrait-on dire, ligne à ligne. Par exemple sur les temps (limiter le futur), les répétitions (l’abus du « je » asphyxiant la phrase et excluant le lecteur), la musicalité (préserver la vibration de l’incipit), la fluidité (éviter les abstractions, que j’appelle baroquismes quand je les trouve vraiment trop baroques), l’ambiance

(« ON NE PARTAGE PAS ASSEZ L’ANGOISSE DU NARRATEUR. »)

Sur la structure aussi, évidemment. Pour les lettres parsemant tous azimuts le ch. 4, je propose trois solutions : les regrouper au milieu du livre ; en insérer une entre chaque chapitre ; en faire le prélude du chapitre VI. Finalement, c’est une quatrième option qui surgit. Parfois, je suggère d’inverser ou de supprimer des paragraphes, pour la beauté de l’attaque (ainsi au ch. V, celui des noces, préférerais-je « Prends, toi qui réclames un nouveau nom » à « Et nous vivons aujourd’hui une noce inédite. ») Je résume ainsi la principale faiblesse du texte dans le mail suscité :

Certaines parties manquent d’une unité, soit dans le style, soit dans le thème. Ce qui fragilise un peu l’ossature du tout, et aussi l’appétit du lecteur. 2 tout au plus. Les autres assurent l’envol d’un texte rare, aérien dans son rapport aux symboles, frustrant dans sa richesse même et le choix forcément restreint (et nécessaire) de ses objets.

Je milite encore contre la parole de l’aide de camp. Et suggère des pistes qui seront abandonnées.

Je pense utile de voir se développer le 6e ch, et aussi les phrases aux airs d’apocryphe qui jalonnent la conclusion.

C’est le chapitre du mur, qui devrait être le chapitre central, le chapitre roi, qui me rend le plus prolixe (à la différence du ch. 6, pour lequel je signe d’un lapidaire : « Beaucoup trop court »).

Le ch commence comme une apostrophe au mur. C’est puissant, et original.

Pourquoi ne pas maintenir tout le ch sur ce point de départ ?

Le « je » prend à nouveau beaucoup de place, sans que s’installe franchement une confrontation avec la pierre, le bâti, le minéral, la verticale.

Je proposerais de couper, puis d’étayer, vers des thèmes plus concrets liés à la pierre et/ou à la construction. Plutôt le mur lui même que ce qu’il y a au-delà.

A noter : le titre a changé depuis les débuts du projet, Climax cédant la place à Danser sur la frontière. Un titre en forme d’infinitif, un peu théorique, qui rappelle le Danser sur la corde de Frygies Karinthy sans en retrouver la légèreté (« danser » et « frontière » se compensent, lourds de leurs deux syllabes, et le titre m’apparaît fermé). Je propose donc une litanie de titres, tous puisés à l’intérieur du texte.

J’ai aussi réfléchi à toute une panoplie de titres (avec une forte nostalgie pour votre Climax originel).

Tu es mon général
C’est moi la conquête
Le Mur
Je suis le père de la Lande
A l’insu du ciel
L’œil du labyrinthe
Un avant poste du progrès
De l’autre côté, l’inculte

Et je termine par une diplomatique excuse pour le temps de réaction :

Pardon d’avoir fait lanterner le général.

Ce jeu d’allers et retours se fera trois fois.


Mars 2015 : il est temps d’établir (de tenter d’établir) un contrat. Si les auteurs s’en passeraient peut-être, par sacrifice pour la troupe, le CNL (Centre national du livre), principal organisme de soutien du Livre en France, essentiellement pour la poésie et les traductions, ne me le pardonnerait pas. S’ensuit un contrat collectif, au nom des cinq doigts de la main Climax (cf PJ).
Je puis donc compléter le contrat de demande d’aide au CNL, pour lequel j’ai rédigé une note d’intention qui est un premier pas vers le futur argumentaire commercial, et la future quatrième de couverture.
C’est la première fois que je dépose un dossier auprès de la commission poésie. Mon premier réflexe, comme tout éditeur un peu pragmatique, est de taper les mots « commission poesie cnl » sur le web pour y reconnaître des ouailles éventuelles. J’en connais quatre : deux libraires, un poète-traducteur et une écrivain-poète (auteur de la maison). Une seule est au courant du projet, c’est très bien ainsi (la discrétion étant gage d’efficacité auprès des gens qui connaissent votre travail). Une des auteurs Climax (que je n’ai pas encore rencontrée) fait également partie de la commission (pour le savoir, tapez « commission poésie cnl »), et je sais d’expérience qu’elle sera appelée à sortir de la salle durant la commission.

Une première note sur le texte se veut à la fois un résumé factuel et une démonstration de l’originalité du projet. Vous pouvez voir en bleu dans le texte les éléments que je garderai au final pour le texte de la 4e (j’ai enlevé ce qui me paraissait trop cérébral ou trop commun).

Climax est-il le nom d’un soldat ? d’une armée ? d’un anonyme ? du collectif lui-même ?
Climax est une rencontre entre Rome et les Pictes. Entre un déraciné et un peuple. Entre un mur et un horizon.
Un soldat part à l’aventure, sur une terre septentrionale, étrangère, inconnue. Vierge, croit-il, en pensant apporter la culture et la civilisation. Le symbole en est un Mur, qui doit marquer la puissance en même temps que la limite de son Empire. Au terme de son voyage, il s’étonne, mesure, bâtit. « J’ai fait de l’espace, l’espacé. Du neutre, l’orienté. Du vide, l’occupé. Du sauvage, le civilisé. / J’ai habité. »
De son voyage témoigne une série de notes, organisées thématiquement, recueillies par l’aide de camp du général Instin, qui tente de comprendre, d‘interroger le soldat revenu fou, erratique. Le résultat de cette enquête est remis entre les mains du lecteur.
Climax explore les thématiques du corps, du territoire, du nombre. La frontière, comme l’individu, ne cessent de se diluer, n’existent plus, sont impossibles. L’individu se dilue dans le nombre, le projet dans la terre étrangère, le mur dans le temps… et l’Empire dans l’altérité.

Plus âpre à concevoir, la note d’intérêt du texte est censée montrer en quoi cette prose se rattache à la poésie et mérite d’être spécialement soutenue. Si elle est comme tous les acteurs de ce métier, la commission poésie du CNL cherchera d’abord des raisons de dire non. D’exclure les champs ambigus de son domaine. D’où la nécessité d’être très précis, fin dans l’analyse, franc dans les facilités et les difficultés du projet, et pédagogique dans les enjeux. La dialectique peut elle casser une brique ? Une brique, non ; quelques centaines d’euros, peut-être. Voici la fin de cette analyse, qui insiste volontiers sur la « matière première » et donc sur la discontinuité du matériau (là où dans le discours libraires je soulignerai plutôt la continuité du projet).

Résolument atypique, par son projet, son insertion dans un projet plus vaste et encore inédit en librairie, et sa référence implicite au mur d’Hadrien, qu’elle traite de manière onirique et lyrique, Climax ressortit à la poésie. Plutôt que de raconter une histoire, Climax explore dans une série d’évocations le vertige du départ, le mouvement de la conquête, les métamorphoses des êtres. Ce long poème en prose s’attarde sur le moment de surprise et de bascule des hommes au contact de l’étranger. « Je n’écris pas pour la mémoire, j’écris pour le passage. »
Pas d’intrigue, pas de continuité narrative : au contraire, des notes marginales, des bribes de correspondances, des récits de rêves, des dialogues, quelques aphorismes. L’essentiel du travail a porté sur le rythme et la progression : la cohérence des parties, les transitions, l’alternance des pronoms personnels, le dépouillement du « je ».
Le projet global sera exposé et les auteurs cités, au commencement du livre, mais le défi commercial est conséquent.
La fabrication sera à la hauteur de celles du Nouvel Attila. Impression couleur sur du papier de création, maquette originale faisant ressortir les différentes voix du texte (l’aide de camp, Climax, le roi des Pictes et les femmes rencontrées) et les notes liminaires.

Nous avons renoncé à l’impression couleur, mais financé à la place une forme pour créer un embossage sur la couverture.


Avril 2015 : je sonde maintenant la région Île-de-France pour une éventuelle subvention, cette fois à l’échelle du cycle GI (cinq livres sur deux ans). Le nouvel Attila étant déjà aidé pour son programme de traductions, il faut chercher un nouveau porteur de projet : ce sera Remue.net, la structure créée par François Bon en 1997 et qui héberge le gros des textes de GI depuis 2007. La région nous suggère une co-édition, de manière à pouvoir bénéficier d’un programme d’action collective. Dossier est déposé à la fin avril, pour une réponse attendue début octobre. C’est la toute dernière commission de l’actuelle région, avec toutes les menaces qui planent sur les actuels programmes d’aides à la suite d’un possible changement politique aux élections régionales de décembre.


Mai 2015 : je prends rendez-vous avec Marc Leymarios, directeur des ventes des Belles lettres, pour le sonder sur une éventuelle diffusion du label ‘Othello’ par ses équipes. Les Belles Lettres sont le principal diffuseur de sciences humaines et de poésie en France. Il se montre aussi séduit qu’ouvert, et nous convenons de diffuser les livres sous un isbn et un nom propres. Othello sera, sur la page internet de la maison d’édition par exemple, une collection ou un label du Nouvel Attila, même s’il sera défendu en libraire comme une maison d’édition propre. Une seconde maison.


Juillet 2015 : je conçois la maquette intérieure du livre, dans le but de pouvoir imprimer de premiers jeux d’épreuves préparatoires à la réunion commerciale du 16. Trois typographies différentes pour les titres (charter) et pour le corps du texte (caslon et calisto) ; deux corps très différents, pour le texte principal et pour les notes liminaires ; absence de folios, de manière à suggérer l’idée de feuillets épars réunis sans volonté de publication. Si chaque mot du texte a été discuté par l’ensemble des auteurs, la maquette ne ressort pas d’une création collective, et Patrick me fait parvenir ses seules remarques, qui tiennent à la justification en hauteur (le jeu des veuves et des orphelines), et au désir de créer une typographie spécifique pour le MUR.

Les représentants partent en vacances avec un jeu d’épreuves du texte (provisoires et non corrigées, le chapitre 4 ne fait encore que 4 pages), tandis que je réfléchis à la couverture. Découvrant à Zagreb, en compagnie d’amis éditeurs (aka Marion Duvert), le 33 tours de Pink Floyd The Wall, j’ai la très forte tentation d’en reproduire la ligne.

Je pense aussi à la couverture NRF de La Muraille, de John Hersey.

En septembre, je confie le projet à Sylvain Lamy, qui vient d’ouvrir son atelier 3œil et vient de réaliser pour nous la couverture bichro et doublement foulée de Low Down.

Je souhaite quelque chose de sobre, stylé, immédiatement repérable sur une table de librairie, pour fixer l’image du cycle GI. Comme à son habitude, il crée une typographie spécifique, et comme à son habitude oublie de lui donner un nom (ce sera, d’autorité, la Climax). Le résultat ne se laisse pas facilement photographier, puisqu’il repose sur un procédé tactile d’impression en relief, censé reproduire la structure et la profondeur des briques du mur.

Octobre 2015 : Impression et livraison aux entrepôts des Belles Lettres à Gaillon.

22.10 : sortie en librairie du 1er livre de la collection Othello.

Rendez-vous le jeudi 3 décembre à la Maison de la poésie de Paris, pour une soirée de lancement dont nous concevons le programme avec Patrick Chatelier et Lucie Taïeb. Nous envoyons les mails aux auteurs pressentis.

https://www.lenouvelattila.fr/climax/

7 juin 2016
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