La forme du journal est la forme fantôme de tous mes livres

Julien Thèves était en résidence à l’ESCA (Asnières), école de comédiens. Sur remue, son journal hebdomadaire cherche à saisir les infimes mouvements des êtres et des lieux.


Je n’ai pas toujours écrit mon journal. Je me souviens d’un journal écrit la nuit, toutes les nuits, même une phrase, mais chaque nuit, quel que soit l’état dans lequel je rentrais. « En Observation », ça s’appelait. Années 2000 et quelque. Beaucoup de sorties, de retours à toute heure et dans toutes sortes d’états – mais toujours la discipline du journal.

Comme beaucoup, j’ai ressenti le besoin d’écrire mon journal au moment du premier confinement, car c’était tellement NOUVEAU, tout ça. Je n’ai pas réfléchi, ou pensé, c’était un besoin pur. En même temps j’aime la phrase d’Almodovar qui disait qu’à ce moment-là, il ne voulait surtout pas tenir un journal, ni filmer, pour ne pas laisser de trace de cette période d’isolement. Mais après, il a quand même donné de ses nouvelles et tenu une sorte de journal (en évoquant pour la presse les films qu’il revoyait, ses films culte…).

J’ai aussi tenu mon journal quand j’étais en résidence au château de Lavigny, en Suisse.
Et à l’automne 2020, j’ai résidé en Lorraine : j’ai commencé un texte qui tenait à la fois du journal et du récit, jusqu’à devenir... un manuscrit, un livre en puissance (alors que sinon, les journaux, non).
Oh, et ça me revient, j’avais tenu le journal d’une relation amoureuse qui s’appelait « Journal de la relation », tout simplement (années 2000, toujours).

Mes textes, finalement, empruntent beaucoup à l’architecture du journal, ce sont des récits d’une vie en train de se faire.

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La forme du journal est la forme fantôme de tous mes livres. J’écris ce que je fais, ou ce que j’ai fait (ça peut être une sorte de journal à rebours comme dans Les Rues bleues, qui raconte trente ans de ma vie à Paris – et de la vie à Paris). D’ailleurs, toute autofiction est un journal déguisé, le temps y passe souvent de manière linéaire, et les actes sont vrais, posés sur la page.

Dominique Noguez disait qu’un journal d’écrivain, c’est tous les jours, sinon ce n’est pas un journal. Pourtant, un journal peut être aussi discontinu. Bien sûr. On le tient quand on peut, comme on veut, et la vie avance.

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Dans le journal de résidence que je tiens sur remue.net, il n’y a quasiment pas de fiction, mais il y en a quand même (je change les prénoms, déjà, et c’est le début de la fiction). Ce n’est pas un « vrai » journal, comme ceux de Julien Green ou Mathieu Galey, par exemple. C’est plutôt une chronique.

Le journal « intime » n’est pas fait pour être publié (en tous cas, pas tout de suite), ou alors je crois que l’auteur se dit qu’il n’écrit que pour lui... même si, quand il se relit, plus tard, il se dit que ça pourra faire un livre (cf. Journal sexuel d’Arthur Dreyfus, pas écrit au départ pour être publié, ou les écrits intimes d’auteurs prévus pour paraître bien après leur mort – avec dispositions testamentaires précises).

Moi, sur remue.net, ça va paraître, donc j’arrange, ou je déborde, ou j’invente (rien de tel dans mes précédents journaux, évoqués plus haut, qui d’ailleurs ne sont jamais parus).

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J’anime un atelier d’écriture le jeudi et le vendredi. Donc j’essaie d’écrire après (soit tout de suite, soit quelques jours après). J’essaie de rendre compte de ce que j’ai vécu en séance. Mais je peux écrire aussi d’autres choses, comme mes errances dans le Grand Paris...

Le journal de ce journal ? Ce serait le journal « vrai », sans aucun arrangement, avec plus de plainte, ou de cruauté, ou de nonchalance dans l’écrit (puisque ça ne paraîtra pas, de toute façon).
Le journal de ce journal, ce serait un journal fantôme, derrière les lignes. Mais il n’y a pas de journal vrai, absolument. Alors derrière le journal du journal, il y aurait encore un autre journal (et ainsi de suite, pour s’approcher au plus près de « la vérité »).

Car rappelons-le, un journal est objectif, factuel, vrai (je parle des journaux qu’on achète au kiosque ou auxquels on est abonnés en ligne – les médias). C’est d’ailleurs étrange que le journal « littéraire » partage le même nom avec le journal « média »...

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Automatiquement, la crise sanitaire est présente dans le journal, elle est un thème du texte, ou en tous cas un élément incontournable. J’ai pris plaisir à écrire la ville fermée, morne, grise, les habitudes autres (manger un sandwich dans la rue et prendre un café à emporter, se hâter pour passer au magasin, rentrer à la nuit avec son attestation dans la cité dépeuplée, etc.).

Moi aussi, comme Almodovar, je ne voulais pas y penser, pas écrire sur la crise, pour ne pas lui donner de l’importance (pour ne pas penser cette crise qui n’avait été que trop pensée, et commentée). Mais je ne pouvais pas non plus éviter de décrire ses effets, puisque mon journal décrit la vie, et la ville.

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Je me demande si mon journal, ce n’est pas ce projet d’écriture pour lequel j’avais sollicité cette bourse, cette résidence. Je ne l’avais pas prémédité. Mais je m’aperçois que mon journal « coche toutes les cases » du projet que j’avais écrit dans le dossier de candidature...

3 août 2021
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