Ronde de nuit 03

Troisième station. Musée Napoléon

De par la ville de par le monde [roman en cours d’écriture] x L’Empereur dans son cabinet de travail [tableau de David]

La vérité, plus probablement, se trouve dans un texte apocryphe, attribué à Domitius Marcus (mais très certainement postérieur), un contemporain de Tibulle et ami de celui-ci (une légende veut que des écrits de Virgile lui-même soient tombés finalement entre les mains de Dante Allighieri3). Celui évoque le tragique destin de Tibulle, suivant Virgile en enfer de quelques jours, ce qui frappa beaucoup les contemporains et jusqu’à aujourd’hui.

Ce qu’on sait, à peu près, c’est que Virgile, Properce, Tibulle, Horace et Ovide, avaient recours à la cacozelia latens, littérature secrète (littéralement, « pâle imitation », mais tout le débat est de savoir s’il s’agit de mauvais goût ou de mauvais esprit), littérature subversive dissimulée sous des mots communs…

On rapproche parfois les morts prématurées des quatre premiers et l’exil du cinquième à leur opposition secrète (leur résistance) à Auguste.
L’affaire est plus compliquée que cela ; Auguste, en effet, rêvait d’avoir sa troupe d’écrivains de cour qui chantent à sa gloire. Le « cercle de Mécène » lui permit d’effleurer ce qui se fait de mieux alors en matière de littérature et, en l’occurrence, de poésie. On peut s’étonner d’ailleurs que leurs écrits nous soient parvenus, quasiment dans leur intégralité, alors que ceux-ci, visiblement, s’entendent pour dénoncer, y compris de manière cryptée, le pouvoir du prince. N’est-ce pas Auguste lui-même qui s’opposa à ce que les exécuteurs testamentaires de Virgile, Lucius Varius Rufus et Plotius Tucca, brûlent à sa mort son dernier poème inachevé, l’Enéïde, comme il le souhaitait.

Ainsi Virgile, Horace, Tibulle, Properce et Ovide (jusqu’en 8EC, date à laquelle il est relégué à Tommes) se voyaient à Rome, secrètement, pour conjurer. En réalité leurs réunions avaient été coordonnées (comme le soupçonnait Agrippa) par Mécène (Tristes Vita Vergelii 185-8 : M. Vipsanius a Maecenate eum [sc. Vergilium] suppositum appellabat nouae cacozeliae repertorem [ou repertore], non tumidae nec exilis, sed ex communibus uerbis atque ideo latentis. ). Mais là où se fourvoyait Agrippa, c’était que Mécène ne souhaitait pas que les poètes complotassent contre leur maître ; il n’est pas dit qu’ils ne l’aient pas fait, et tout semble attester qu’ils ont bel et bien cherché à discréditer Auguste par leur poésie à l’apparence champêtre et inoffensive. En revanche, le but secret de Mécène était autre. En 23BEC, Auguste faillit mourir, disparaître de la face de la terre. L’hépatite virale est une maladie mortelle à cette époque. Il lègue tous ses pouvoirs à Agrippa. D’accord avec lui, Mécène, qui fait office de… mécène, mais aussi et surtout de spin doctor, pour ces deux jeunes gens (plus très jeunes) dédiés à l’action (surtout si elle est faite de placards, de lettres de recommandations, d’arrêts de morts et de sesterces).
 

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D’autres réunions secrètes ont lieu, entre Auguste, Agrippa et Mécène. Il s’agit de trouver un moyen de maintenir les intérêts de chacun au-delà des corps mortels, en somme de faire perdurer l’empire, ou mieux, l’idée de l’empire, au-delà de leur fatale disparition à tous les trois. Élevé par Julia dans la stricte obédience stoïcienne (et assez lointain, en vérité, des élucubrations de Platon ou d’Aristote), Auguste, qu’une once de mysticisme d’inspiration égyptienne a toujours fasciné, et qui a déjà toutes les cartes en main, cherche un moyen d’assurer sa descendance, au-delà même des préoccupations dynastiques, qui elles, grosso modo, sont toutes réglées. Agrippa sera l’héritier, ou ses fils, si les fils d’Auguste eux-mêmes, comme cela est probable, venaient à manquer (Mécène se soucie comme d’une guigne de la postérité charnelle ; pour lui seules comptent les idées). C’est pourquoi il lui a donné sa sœur en 21BEC.

Mécène a une idée : il s’agirait de trouver un moyen que l’empire perdure au-delà, pour ne pas dire en dépit des empereurs eux-mêmes. Il sait bien que, le pli étant pris, il n’y a plus de retour possible à la république des anciens. Il sait bien aussi que la politique trouvera toujours un moyen de désigner un empereur aussi débile ou faible ou barbare qu’il soit (c’est à l’occasion de l’une de ces réunions qu’il déclarera qu’on pourrait même voir Claude sur le trône, haha, ou même, pourquoi pas, un Africain, hihi ! Ou un Gaulois, hoho ! Morts de rire !) : là n’est pas la question. La question c’est de tenir pour des siècles et des siècles.

Comme il est rien moins que fourbe, il pense très vite que la solution doit se trouver hors de l’Empire. Il a bien sûr songé à l’Égypte (il ne l’oubliera pas tout à fait d’ailleurs, peut-être sous la pression d’Auguste, trop heureux de prendre une nouvelle revanche post-mortem sur Antoine) : il s’agit de nourrir l’empire d’Occident du sang de l’Orient. Mais Alexandre est déjà passé par là : si les bases qu’il a jetées sont solides, il faut trouver de nouvelles idées, il pense comme ça Mécène, au story-telling en toute chose. « Piochons dans ces nouvelles religions et faisons en sorte de nous rapprocher d’elle, aussi longtemps que cela puisse prendre, et faisons passer les nouveaux dieux, ou le nouveau dieu, le dieu unique, pour le sauveur du monde dans son entier. »

Les deux autres sont un peu soufflés par l’audace de Mécène. Hors de l’empire ? Un dieu unique ?

« Si l’un de tes descendants, divin Auguste, embrassait cette nouvelle foi, nous pourrions régner sur les Chinois comme sur les Barbares. Cela prendra des siècles, à n’en pas douter, mais notre ambition est de durer un jour de plus, une seconde seulement, que l’éternité ! »

9 mai 2022
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